Premier avion électrique

Vous l’a­vez sans doute vu pas­ser : Air­bus a, ce matin, fait tra­ver­ser la Manche au pro­to­type de l’E-Fan, son avion élec­trique qui vole depuis un peu plus d’un an.

Vous êtes sans doute pas­sé à côté (sauf si vous lisez Ouest-France ou les sites ultra-spé­cia­li­sés) : Hugues Duval a, hier soir, fait tra­ver­ser la Manche à son Cri-Cri élec­trique, qu’il pilote en mee­tings depuis plus de cinq ans.

Du coup, ce matin vers 10 h 30, j’é­tais un peu déçu de lire ça sur Google News :

Scandale_electrique

Vous le savez, ça m’a­gace un peu quand on qua­li­fie de pre­mière le tra­vail d’un indus­triel en oubliant les mul­tiples inter­ve­nants qui ont défri­ché le ter­rain avant lui. Alors, je vais me per­mettre une petite réflexion.

Pre­mier point : est-ce que la per­for­mance d’Hugues Duval doit être prise en compte ? Pour Air­bus, non, puis­qu’il n’a pas décol­lé par ses propres moyens (il a été lar­gué en vol par un Brous­sard, opé­ra­tion bap­ti­sée “navette bre­tonne” dont il est cou­tu­mier en mee­tings). Cela signi­fie-t-il que le Cri-Cri élec­trique “a besoin d’aide au décol­lage” ? Non, je l’ai déjà vu décol­ler par ses propres moyens.

Navette bretonneSi j’ai bien com­pris (sous toute réserve), les ter­rains du Sud-Est de l’An­gle­terre auraient été lar­ge­ment blo­qués en pré­vi­sion de la ten­ta­tive d’Air­bus, inter­di­sant à Hugues Duval de tou­cher le sol bri­tan­nique, d’où l’as­tuce de se faire lar­guer en vol, d’al­ler tour­ner au des­sus de Douvres, puis de reve­nir se poser à Calais.

J’i­gnore le point exact du lar­gage, l’in­di­ca­tion la plus pré­cise que j’aie trou­vée étant “à mi-che­min entre Calais et la côte anglaise” sur Aero­buzz. Ima­gi­nons qu’il lui ait res­té une ving­taine de kilo­mètres à par­cou­rir : il a donc fait une tra­ver­sée plus vingt kilo­mètres. Ces vingt kilo­mètres com­pensent-ils l’éner­gie dépen­sée au décol­lage ? Dif­fi­cile à dire, mais on peut poser le pro­blème autre­ment : le retour a pris 17 minutes, et l’au­to­no­mie du Cri-Cri élec­trique est cou­ram­ment annon­cée à 20 minutes en mee­ting, décol­lage com­pris. Donc, ça pas­sait juste, mais ça passait.

L’E-Fan a, pour sa part, bien décol­lé par ses propres moyens, puis tra­ver­sé sans coup férir (son auto­no­mie est qua­si­ment le double de celle du Cri-Cri et l’es­pace aérien lui était lar­ge­ment déga­gé) avant de se poser tranquillement.

Ceci dit, si on veut jouer sur les mots, une tra­ver­sée de la Manche, ça impose de sur­vo­ler les deux côtes. Rien d’autre. Dans ce cas, aucun doute : Hugues a bien réus­si, au même titre que ceux qui ont tra­ver­sé la Manche en pla­neur (j’i­gnore s’ils ont décol­lé au câble ou s’ils ont été remor­qués, mais aucun ne s’est envo­lé par ses propres moyens).

On est un peu dans le même cas que le dilemme Mal­lo­ry-Irvine vs Nor­gay-Hil­la­ry : les uns disent “le pre­mier au som­met a gagné”, les autres “faut par­tir du camp de base, mon­ter au som­met et redes­cendre sinon ça compte pas”. Le débat n’est pas près d’être tran­ché, mais per­so, si on a un jour la preuve que Mal­lo­ry et Irvine ont mar­ché sur l’E­ve­rest, je consi­dé­re­rai que Nor­gay et Hil­la­ry sont juste les pre­miers à être reve­nus vivants ; donc, je pense que Hugues Duval a tra­ver­sé la Manche hier.

Deuxième point : Hugues Duval a‑t-il réa­li­sé la pre­mière tra­ver­sée de la Manche en avion électrique ?

Alors là, la réponse est extrê­me­ment simple : non. Et de très, très loin.

J'aime pas trop utiliser des images dont je ne connais pas l'origine, mais je n'ai pas trouvé le nom de l'auteur. Qu'il n'hésite pas à me contacter au besoin.
J’aime pas trop uti­li­ser des images dont je ne connais pas l’o­ri­gine, mais je n’ai pas trou­vé le nom de l’au­teur. Qu’il n’hé­site pas à me contac­ter au besoin.

Pour autant que je sache, la pre­mière tra­ver­sée de la Manche en avion élec­trique date du 7 juillet 1981. Et l’a­vion en ques­tion ne s’est pas conten­té du clas­sique Calais-Douvres : il a décol­lé de Cor­meilles-en-Vexin, au nord-ouest de Paris, et s’est posé 5 h 23 plus tard à Mans­ton, au nord de Douvres. Il s’ap­pe­lait Solar Chal­len­ger et était le deuxième d’une longue série d’a­vions solaires de la Nasa et, à ce titre, pré­fi­gu­rait un peu Solar Impulse 2, l’a­vion élec­trique qui vient de faire Nagoya-Hawaii (soit plus de 7000 km) d’un seul coup d’aile.

Troi­sième point : Air­bus a‑t-il tort de faire par­ler de l’E-Fan ?

Évi­dem­ment non. Son but, c’est de le vendre aux aéro-clubs. Mon­trer qu’il peut voler une demi-heure en toute sécu­ri­té, c’est essen­tiel pour un appa­reil qu’on espère employer pour faire faire des tours de piste aux débu­tants ou pour mettre des pla­neurs en l’air.

Évi­dem­ment, on peut regret­ter le petit autisme de la com­mu­ni­ca­tion de la marque, qui fait sem­blant d’a­voir réa­li­sé une grande pre­mière alors qu’un autre appa­reil a fait à peu près la même chose la veille et que d’autres modèles élec­triques bien plus uti­li­sables que Solar Chal­len­ger ont déjà fait la preuve de leur fia­bi­li­té. Ç’au­rait sans doute été un beau geste de la part d’Air­bus que de com­mu­ni­quer offi­ciel­le­ment sur la tra­ver­sée d’hier plu­tôt que de dire “boah, ça compte pas d’a­bord-euh” quand on leur demande ce qu’ils en pensent. On peut éga­le­ment regret­ter que les dés semblent avoir été vague­ment pipés : un biplace Pipis­trel Alpha Elec­tro devait éga­le­ment ten­ter la tra­ver­sée en milieu de semaine, mais a renon­cé au der­nier moment. L’im­por­ta­teur fran­çais a publié un com­mu­ni­qué expli­quant pour­quoi il avait choi­si de ne pas se lan­cer dans cette “for­ma­li­té” qu’est la course à la Manche, avant un com­mu­ni­qué beau­coup plus sec du construc­teur slovène.

Mais encore une fois : le but d’Air­bus est de faire par­ler de son avion, his­toire que les aéro-clubs ne se jettent pas trop vite sur le Pipis­trel (tes­té dès novembre dans Info-Pilote, il est en pré­com­mandes et pour­rait entrer en pro­duc­tion très rapi­de­ment lors­qu’il sera homo­lo­gué). Et dans ce domaine, le géant a fait son taf.

Ce qui nous mène au qua­trième point : c’est quoi cette presse de merde ? Par­don, je vou­lais dire : les jour­na­listes ont-ils cor­rec­te­ment fait leur travail ?

Toute la presse n’est pas cen­sée avoir des contacts Face­book com­muns avec Hugues Duval. Tous les jour­na­listes fran­çais n’ont donc pas for­cé­ment vu dès hier soir son por­trait à la des­cente du Cri-Cri à Calais. Et comme tout le monde n’est pas abon­né au flux de l’Aé­ro-Club de France, ils ont pu pas­ser à côté éga­le­ment du com­mu­ni­qué que celui-ci a dif­fu­sé ce matin à 11 h 30 et qui n’est même pas repris sur son site.

Mais.

Mais toute la presse fran­çaise, quand elle reçoit une com­mu­ni­ca­tion d’Air­bus annon­çant sa réus­site, a le droit, voire le devoir, de ren­trer un truc genre “elec­tric plane” dans Google News pour voir ce qu’il s’y dit. Et là, elle se rend compte que la presse anglo-saxonne, elle, a don­né un très large écho à la tra­ver­sée du Cri-Cri. La presse fran­çaise a fait preuve d’un remar­quable esprit d’ex­cep­tion, d’a­bord en igno­rant lar­ge­ment celle-ci, puis en n’en par­lant que parce que la presse fran­co­phone étran­gère avait publié sur le sujet.

Je suis donc par­ti­cu­liè­re­ment remon­té contre mes confrères et consœurs qui reprennent telle quelle la com’ d’Air­bus : alors même que leur bou­lot est de véri­fier l’in­fo, ils ont sans sour­ciller qua­li­fié le vol de l’E-Fan de “pre­mière tra­ver­sée par un avion élec­trique” (ce qui est donc dou­ble­ment une conne­rie) et se sont de fac­to trans­for­més en simples relais publicitaires.

Je salue tout de même la réac­tion de l’Obs, que j’ai inter­pel­lé sur Twit­ter (je suis sans doute pas le seul) pour avoir oublié le Cri-Cri, qui a rajou­té à son article le pas­sage suivant :

même s’il fait griller la poli­tesse quelques heures avant, par Hugues Duval, qui uti­li­sait le Cri­cri, à simple moteur élec­trique ” un modèle qui a besoin d’aide au décol­lage” selon les res­pon­sables offi­ciels d’Air­bus, qui consi­dèrent ain­si être les pre­miers à réus­sir inté­gra­le­ment l’ex­ploit. “Nous sommes les seuls à réus­sir inté­gra­le­ment en pro­pul­sion élec­trique”. De quoi ali­men­ter les polé­miques par­mi les pilotes de loi­sir pour long­temps, d’au­tant qu’un autre avion, le Alpha Elec­tro de Pipis­trel était prêt aus­si à rele­ver le gant mais a lais­sé Air­bus pas­ser en premier !

Mais hor­mis cet exemple, rares sont les médias fran­co­phones qui ont rec­ti­fié ou com­plé­té leur infor­ma­tion, et tout aus­si rares sont ceux qui ont consa­cré un “papier” au Cri-Cri d’Hugues Duval. Ç’au­rait pour­tant été une bonne occa­sion de faire preuve de leur patrio­tisme béat habi­tuel : outre le pilote et l’a­vion (un Colom­ban MC-15, der­nière ver­sion du Cri-Cri), la moto­ri­sa­tion et les hélices viennent de la socié­té fran­çaise Electravia.

Pour finir sur une note amu­sante, notons que le com­mu­ni­ty mana­ger d’Air­bus Group a fait preuve d’une très grande classe : lorsque j’ai fait remar­quer sur Twit­ter qu’ils avaient une dou­zaine d’heures de retard sur Hugues Duval, il m’a pure­ment et sim­ple­ment blo­qué. Ça me rap­pelle vague­ment un enfant qui boude parce qu’un autre élève a eu une meilleure note…