Exprimer et comprendre

Les hasards de Face­book m’ont fait tom­ber sur ce sché­ma, pos­té par Michel Mou­ton — pilote expé­ri­men­té qui a écrit des bou­quins impres­sion­nants sur le rôle et la nature du com­man­dant de bord.

Source inconnue (Google Images n'a pas permis de remonter)
Source incon­nue (Google Images n’a pas per­mis de remonter)

Ce genre de gra­phique est très impor­tant à gar­der en tête dès qu’on agit dans un domaine où la sécu­ri­té est en jeu. Pour prendre un exemple spec­ta­cu­laire : dans un Boeing de la KLM au décol­lage à Tene­rife, en 1977, le sub­cons­cient d’un ingé­nieur navi­gant a sen­ti une situa­tion anor­male. Il a tra­duit ça par “on risque de se man­ger l’autre 747, celui de Pan Am”, mais il a dit aux pilotes : “il a pas déga­gé, ce Pan Ame­ri­can ?”, ce que le com­man­dant de bord a com­pris comme “on y va ?”

C’est pour évi­ter ce genre de pro­blème que la phra­séo­lo­gie stan­dard est impor­tante : elle per­met d’é­vi­ter les ambi­guï­tés, et donc de rap­pro­cher le cercle “ce que les gens com­prennent” du cercle “ce que je dis aux gens”.

Cepen­dant, ce gra­phique reste très approxi­ma­tif. J’y vois deux pro­blèmes que, dans ce genre de contexte, il faut éga­le­ment gar­der à l’esprit :

  • “ce que je dis aux gens” n’est pas tou­jours un sous-ensemble de “ce que je peux expri­mer verbalement” ;
  • “ce que les gens com­prennent” n’est sou­vent pas un sous-ensemble de “ce que je dis aux gens”.

Le pre­mier point ren­voie au sub­cons­cient, aux actes man­qués et aux lap­sus plus pré­ci­sé­ment : on dit par­fois des choses qu’on ne pense pas ou, plu­tôt, qu’on ne sait pas qu’on pense. J’ai pas d’exemple qui me vienne là comme ça, mais ima­gi­nons un cas théo­rique. Un avion arrive à la ver­ti­cale d’un ter­rain. Son pilote, pres­sé d’ar­ri­ver et ima­gi­nant déjà son atter­ris­sage, annonce : “Fox Romeo Bra­vo, en finale pour la 25” — au lieu de “je m’in­tègre pour la 25”. Si, au même moment, un autre avion négo­cie son der­nier virage, ça va lui poser un pro­blème : on vient de lui dire qu’il y avait un appa­reil devant lui, trop près pour pou­voir se poser en toute sécu­ri­té. Il remet donc les gaz, remonte en cher­chant du regard vers le bas où est F‑RB, et aus­si bien finit par le per­cu­ter trois cents mètres plus haut quand celui-ci ter­mine son inté­gra­tion sur le tour de piste¹.

Le deuxième point recouvre les qui­pro­quos. Le der­nier en date : mon ins­truc­teur me dit “on va là, on va se poser à l’ouest de la ville”. En l’ab­sence de piste dans le coin, je com­prends : “on va faire comme si on se posait là”. Du coup, sur place, j’a­vise un champ adé­quat et, en sor­tant du der­nier virage, l’ins­truc­teur me sort : “tu vas où là, la piste elle est à gauche !” — car il y avait une vraie piste, pas mar­quée sur la carte. Cette anec­dote (qui s’est sol­dée par une baïon­nette rapide pour reprendre l’axe de la piste, un bon exer­cice aus­si en fait) montre l’im­por­tance de la phra­séo­lo­gie stan­dard : l’ins­truc­teur avait pen­sé dire “on va faire un tou­cher sur un ter­rain ULM”, j’a­vais com­pris “on va faire un exer­cice d’in­ter­rup­tion de vol en campagne”.

Tout ça pour dire que selon moi, en fait, le sché­ma res­sem­ble­rait plu­tôt à ça :

penser-dire-comprendre

C’est moins beau, mais je pense que c’est au moins aus­si impor­tant à gar­der à l’esprit.

Ne serait-ce que parce qu’en fait, à Tene­rife, d’une part, l’in­gé­nieur de KLM pen­sait peut-être incons­ciem­ment (il aurait d’ailleurs eu rai­son, le Pan Am est res­té sur la piste plus long­temps que pré­vu) un truc du genre : “il devrait avoir déga­gé”, ce qui aurait trans­for­mé son “je crois que le Pan Am est encore là” en cette inter­ro­ga­tion bizarre, “il a pas déga­gé, ce Pan Ame­ri­can ?” ; cette tour­nure peut être un lap­sus. D’autre part, la réponse du com­man­dant laisse for­te­ment pen­ser qu’il a enten­du quelque chose comme “j’ai pas com­pris ce que Pan Am a dit, vous confir­mez son déga­ge­ment ?” plu­tôt que “je crois que Pan Am est encore là”.

Bien sûr, c’est des conjec­tures, on ne sau­ra jamais exac­te­ment ce qu’il s’est pas­sé dans les têtes de l’é­qui­page de KLM. Mais je pense essen­tiel de bien gar­der à l’es­prit que le pro­blème fon­da­men­tal n’est pas qu’un mes­sage n’est pas tou­jours reçu : c’est par­fois bien plus grave lors­qu’il est reçu, mais défor­mé en route.

¹ C’est pour ce cas que, quand on s’in­tègre, on doit d’a­bord s’é­loi­gner à l’ex­té­rieur du tour de piste, avant de reve­nir à la même hau­teur que les autres avions, limi­tant le risque de ne pas se voir. Mais sur cer­tains ter­rains, selon la confi­gu­ra­tion des vil­lages envi­ron­nants et de l’es­pace aérien, ça n’est pas tou­jours possible.