Sexe et genre

Appa­rem­ment, Fran­çois du Vati­can est repar­ti pour un tour sur la “théo­rie du genre” et sa propre idée selon laquelle il est contre nature de sépa­rer genre et sexe.

Là, je vou­drais juste faire une petite réflexion : vous avez vu ma phrase ? “Genre” et “sexe”. Les deux concepts existent, et aucun des deux n’est nouveau.

Le sexe est une notion bio­lo­gique, qui s’é­va­lue sur un axe mâle-femelle.

Le genre est une notion sociale et lin­guis­tique, qui s’é­va­lue sur un axe masculin-féminin.

La fonction crée le mot

“Sexe” et “genre” sont-ils syno­nymes ? “Mâle” et “mas­cu­lin” ? “Femelle” et “fémi­nin” ?

J’ai un petit indice : les vrais syno­nymes sont exces­si­ve­ment rares dans les langues natu­relles. Lorsque deux mots semblent dési­gner la même chose, il y a presque tou­jours une nuance ; soit ils ne la dési­gnent pas sous le même angle, soit ils n’ont pas la même force, soit ils peuvent prendre un sens dif­fé­rent dans un autre contexte.

Pous­sons à l’ex­trême. “Hêtre” et “fayard” sont à peu près les syno­nymes les plus stricts qu’on puisse trou­ver en fran­çais : ils dési­gnent tous deux un arbre de la même espèce, Fagus syl­va­ti­ca, et ne dési­gnent rien d’autre. Ils ont pour­tant une nuance qui explique leur sur­vi­vance paral­lèle : l’un est fran­cique, l’autre est occi­tan ; l’un s’est impo­sé dans la “belle” langue fran­çaise, l’autre est deve­nu le terme nor­mal dans l’u­ni­vers des fores­tiers. Du coup, même en-dehors de tout contexte régio­nal ou pro­fes­sion­nel, “hêtre” désigne l’arbre vu comme un être, “fayard” désigne l’arbre vu comme bois — une dis­tinc­tion simi­laire à celle qui sépare “rab­bit” de “bun­ny” par exemple. Et en fait, beau­coup de Fran­çais n’u­ti­lisent qu’un des deux mots, même lors­qu’ils connaissent l’autre ; ma per­sis­tance à par­ler de fayard aux Pari­siens est d’ailleurs un bon indice de mon ori­gine méri­dio­nale. Les deux existent et ont le même sens, mais ils sont sépa­rés par des nuances séman­tiques et contextuelles.

Laurence est un mâle, tout à fait prêt à faire des enfants à sa femelle ; mais c'est une femme dont la femme aime les hommes. Un film à montrer à tous les aspirants papes.
Lau­rence est un mâle, tout à fait prêt à faire des enfants à sa femelle ; mais c’est une femme dont la femme aime les hommes. Un film à mon­trer à tous les aspi­rants papes.

Dans le cas de “sexe” et “genre”, la dif­fé­rence est beau­coup, beau­coup moins subtile.

Dans la langue, les deux ne sont que très vague­ment appa­ren­tés : le pre­mier désigne une par­tie de l’a­na­to­mie et, par exten­sion, la façon dont cette por­tion ana­to­mique classe les êtres ; le second désigne une clas­si­fi­ca­tion des inter­ac­tions, qu’elles soient sociales ou gram­ma­ti­cales. Le sexe, c’est avoir un pénis ou un vagin ; le genre, c’est être mas­cu­lin ou fémi­nin. Le fait même que ces deux concepts aient sur­vé­cu aus­si long­temps démontre qu’ils dési­gnent des réa­li­tés très dif­fé­rentes que les locu­teurs fran­co­phones ont, depuis très long­temps, très bien distinguées.

Une distinction très répandue

Il est inté­res­sant de noter que cette dis­tinc­tion se retrouve dans qua­si­ment toutes les langues que j’ai pu étu­dier. En anglais, “sex” (“male” vs “female”) et “gen­der” (“mas­cu­line” vs “femi­nine”) ; en espa­gnol, “sexo” (“macho” vs “hem­bra”) et “géne­ro” (“mas­cu­li­no” vs “femi­ni­no”). En ita­lien, “sexe” et “genre” se tra­duisent tous deux par “ses­so” (“genere” existe, mais il semble peu uti­li­sé pour oppo­ser mas­cu­lin et fémi­nin) ; cepen­dant, la dis­tinc­tion per­siste clai­re­ment entre “maschio” (nature) et “mas­co­li­no” (com­por­te­ment, allure), de même qu’entre “fem­mi­na” et “fem­mi­nile”.

L’ex­cep­tion, c’est le japo­nais, où la notion de sexe est dési­gnée par 性別 (sei­bet­su, lit­té­ra­le­ment “sépa­ra­tion des sexes”) et où la notion dis­tincte de genre devient… ジャンル (jan­ru), néo­lo­gisme tiré de l’é­tran­ger. “Mâle”, “mas­cu­lin” et même “viril” d’une part, “femelle” et “fémi­nin” d’autre part, ren­voient en japo­nais aux mêmes entrées : la dis­tinc­tion entre mâle (男, oto­ko) et femelle (女, onna) est la seule disponible.

Il faut tout de même noter un autre élé­ment inté­res­sant : le japo­nais n’a, de manière géné­rale, aucune dis­tinc­tion de genre. Le concept même de “gar­çon” n’existe pas ; il y a “enfant” (子, ko), et un gar­çon, c’est un “enfant mâle” (男子, dan­shi) tan­dis qu’une fille est un “enfant femelle” (女子, joshi). La langue japo­naise a plein de nuances hié­rar­chiques qui nous paraissent (en tout cas, qui m’ont paru) extra­or­di­nai­re­ment fines et imbi­tables, mais fon­da­men­ta­le­ment, elle ne dif­fé­ren­cie pas mas­cu­lin et fémi­nin et ne peut faire une dis­tinc­tion que lorsque le sexe bio­lo­gique devient impor­tant. Je ne sais pas com­ment les trans­sexuels sont qualifiés.

Bref, le pape est con

Dans la demi-dizaine de langues aux­quelles je me suis frot­té au moins un an, il y a donc deux cas : soit la langue ne dis­pose pas de la notion de genre gram­ma­ti­cal, et elle ne dis­tingue pas les humains selon leur genre social non plus et ne recourt au sexe qu’ex­pli­ci­te­ment ; soit elle sait recon­naître une dis­tinc­tion bio­lo­gique (pénis/vagin, mâle/femelle) et une “dis­tinc­tion d’ac­cord” (le/la, he/she, un/una, bref, masculin/féminin), et dans ce cas elle per­met à chaque fois d’ap­pli­quer la dis­tinc­tion lin­guis­tique aux êtres humains, pour dési­gner leur rôle en socié­té indé­pen­dam­ment de leur sexe.

Il fau­drait que j’é­tende ça à quelques cen­taines de langues pour avoir un échan­tillon repré­sen­ta­tif, mais j’en vois déjà assez pour me dire que si autant d’entre elles font la dis­tinc­tion entre “sexe” et “genre”, c’est que cette dif­fé­rence est admise par les êtres humains depuis très, très long­temps. Et qu’une per­sonne inca­pable de la com­prendre aujourd’­hui, plu­tôt que de consi­dé­rer les idées des autres comme “contre nature”, ferait mieux de s’in­quié­ter de son propre défi­cit cognitif.