Seize heures. C’est bon. Je suis à l’heure.

Je sors de la douche. J’ai fait trois heures d’en­traî­ne­ment, et ce n’é­tait pas un luxe. Une bonne douche, bien froide, rien de tel pour se réveiller…

Je m’ha­bille. Grand jour, et sur­tout obli­ga­tion morale : che­mise Car­ru­ter’s, com­plet Hugo Boss gris anthra­cite, sou­liers ver­nis Aigle et sur­tout cra­vate noire. Je rêve du jour où je pour­rai aller à leurs récep­tions dans ma tenue de pré­di­lec­tion : pan­ta­lons mul­ti­co­lores et T‑shirt bario­lé Deep Forest, une sous-marque qui vend des fringues colo­rées infi­ni­ment plus confor­tables et dix à cent fois moins chères que les précédentes…

Enfin, j’ai essayé une fois d’y aller en chaus­sures Dolo­mite de mon­tagne, toute la presse en a par­lé pen­dant trois jours. Je n’ose ima­gi­ner les réac­tions si je met­tais mes rêves à exécution…

Soi­gneu­se­ment, je me coiffe, allant même jus­qu’à mettre un peu de gel pour cal­mer mes che­veux, que je soup­çonne d’être anarchistes.

Là aus­si, c’est une conces­sion que je fais à leur morale minable. Je n’aime jamais autant mes che­veux qu’à la sor­tie du casque, lors­qu’ils retombent, humides et bou­clés, sur mes épaules. Tris­te­ment, je me dis que cela ne cho­quait per­sonne du temps de Regazzoni…

La révolte capil­laire matée par mes soins atten­tifs, j’é­ga­lise ma barbe à l’aide d’une paire de ciseaux, à petits coups brefs. Je pars du milieu, vers la droite, puis vers la gauche. Sinon, j’ai tou­jours la main qui glisse un peu et je taille plus court d’un coté.

A la fin, j’ar­rive à un résul­tat qui ne me satis­fait qu’à moi­tié, mais qui est un com­pro­mis rai­son­nable entre ma ten­dance natu­relle à tout lais­ser en friche et le désir de gazon bien ton­du des organisateurs.

Seize heures trente-cinq. J’es­père que Yoko ne va pas tar­der, ou elle n’au­ra pas le temps de se préparer.

En atten­dant, je me mets au tra­vail pour regrou­per les effets nécessaires.

Effe­ral­gan, pour lut­ter contre le mal de tête qui me prend inévi­ta­ble­ment dès que je dois faire des ronds-de-jambe et des grands sou­rires. Asat­suyu est aller­gique à l’as­pi­rine, aus­si n’en ai-je pas à la mai­son, pour sa sécurité.

Eau, une grande bou­teille. Ils ont tou­jours cette manie pénible de n’a­voir que des bois­sons alcoo­li­sées. Or, d’une part, je ne veux pas conduire avec la moindre par­ti­cule d’al­cool dans le sang et, d’autre part, Tsuyu doit venir — je me vois mal, à sept ans, la lais­ser boire du punch ou de la san­gria toute la soirée.

Ne pas oublier le peigne, au cas où mes anar­chistes déci­de­raient de se rebel­ler. Ils ont l’air matés, mais ils sont rusés, vicieux, et il leur arrive de se redres­ser brus­que­ment au beau milieu d’une jour­née, sans rai­son apparente.

Je prends aus­si un sty­lo, du papier, des crayons de cou­leur pour Tsuyu. Elle s’en­nuie sou­vent ferme dans les dis­cus­sions offi­cielles. Moi aus­si, mais je sais le cacher. Je lui prends donc de quoi des­si­ner, ce qui per­met­tra à tous les faux-culs du monde de s’ex­ta­sier devant son oeuvre, tout en ayant du mal à ava­ler ses talents véri­tables de cari­ca­tu­riste. Tout l’art de la cari­ca­ture repose en quelques traits ; si l’on sait les rendre, alors la cari­ca­ture fera vraie, même si le des­sin en lui-même n’est pas merveilleux.

Je repense à ce des­sin qu’elle avait fait il y a trois mois, où, mal­gré l’im­pré­ci­sion du trait, l’on recon­nais­sait par­fai­te­ment Eccles­tone, avec toute sa rapa­ci­té et sa pré­ten­tion. Je repense sur­tout au scan­dale qu’a­vait fait le prin­ci­pal inté­res­sé. J’en ris encore…

Je pré­pare aus­si mes papiers, n’ou­bliant pas — c’est pour­tant ma spé­cia­li­té — l’invitation.

Enfin, je cherche mon casque, ce casque que je por­tais lors de nos vic­toires en Suède et au Monte-Carlo.

Je monte dans le cagi­bi où nous lais­sons notre équi­pe­ment. Il y a son rem­pla­çant, flam­bant neuf, celui qui a en plus un point rouge dans un rec­tangle blanc sur le som­met, celui avec lequel nous avons fini pre­miers au RAC et rem­por­té le titre. Mais pas celui que je cherche.

Celui que nous devons mettre aux enchères au pro­fit de cette struc­ture créée il y a plus de vingt ans et qui amène tou­jours des pompes à eau en Afrique. Celui pour lequel un col­lec­tion­neur d’ef­fets de pilotes à d’ores et déjà annon­cé qu’il était prêt à débour­ser plus de vingt mille euros.

Après tout, je l’ai por­té pour la der­nière fois à l’A­cro­pole, où il a été “bap­ti­sé” — ce qui lui donne toute sa valeur —, il a eu le temps d’être rangé…

Je des­cends au garage, là où nous entre­po­sons habi­tuel­le­ment les sou­ve­nirs de course. Je fouille, far­fouille, allant même jus­qu’à regar­der dans les filets des voi­tures. Je trouve trois paires de lunettes de soleil, le casque d’A­sat­suyu dans son kart, cinq caisses à outils, douze car­nets de notes rem­plis et deux vierges, quelques jeux de gou­jons de roues, huit fusibles, un volant de rechange pour les essais de boîte robo­ti­sée, cinq dis­quettes conte­nant des pro­grammes de ges­tion de dif­fé­ren­tiels actifs, mais pas mon casque.

Je remonte. Je com­mence à m’in­quié­ter. Je sens l’an­goisse mon­ter en moi. Je peux perdre plein de choses, y com­pris des casques, mais pas celui-là, pas aujourd’hui.

Je fouille de fond en comble notre chambre. Rien dans les pan­ta­lons, jupes et kimo­nos. Rien dans la pen­de­rie, rien nulle part. L’an­goisse monte d’un cran.

Sou­dain, cette petite phrase me revient en tête :

— Je peux prendre un équi­pe­ment pour la classe, demain ? L’ins­tit veut mon­trer aux autres com­ment c’est fait.

Je rejette l’i­dée. Tsuyu ne fait pas beau­coup de bêtises. Elle sait que j’ai besoin de ce casque.

Et puis, pour­quoi aurait-elle pris ce casque cabos­sé, alors que d’autres, intacts, pul­lulent dans la maison ?

Je reprends mes fouilles.

Au gre­nier, beau­coup de choses, mais pas un seul casque.

J’en viens même, sans suc­cès, à regar­der dans l’ar­moire à phar­ma­cie et le congélateur…

La petite phrase revient.

Et après tout, un casque écla­té, on peut voir com­ment c’est fou­tu à l’intérieur.

Non, Tsuyu est sage. Il n’y a pas de raison…

Je refais un tour de maison.

Je dois fina­le­ment me rendre à l’é­vi­dence : un équi­pe­ment, c’est deux mocas­sins, un jeu de sous-vête­ments, une com­bi­nai­son, deux gants, une cagoule, et un casque… Mais qu’est-ce qu’elle peut en avoir fait ? Quand bien même elle l’au­rait emme­né à l’é­cole, elle l’au­rait rame­né hier soir, en ren­trant, non ? Mais où a‑t-elle pu four­rer ce casque…

— Asat­suyu ! Tu peux venir !

Elle arrive. Penaude. Elle ne sait pas exac­te­ment ce qui l’at­tend mais, lorsque j’u­ti­lise son pré­nom au grand com­plet, ce n’est jamais très bon signe.

— Tu as bien pris un équi­pe­ment hier, pour la classe ?

— Oui, pour­quoi ?, répond-elle, pas ras­su­rée pour deux sous.

— Tu as fait quoi du casque ?

— Ben, je l’ai rame­né en bas…

— Je le trouve pas.

— Pour­quoi, t’en as besoin ?

Je sens bien que je m’é­nerve, mais c’est trop fort : c’est la pre­mière fois qu’elle me sort une bêtise de ce niveau ! Elle sait très bien que nous devons nous rendre à cette soi­rée, depuis le temps que l’on en parle.

— Tu te fous de moi ? Tu sais très bien que l’on sort ce soir.

— Oui, et alors ? — elle recule un peu, vague­ment inquiète.

— Tu sais pourquoi ?

— Ben, tu dois vendre ton casque, non ?

— Et tu l’as mis où ?

— J’y ai pas touché.

Là, je suis au bord de l’ex­plo­sion. Je sens la pres­sion mon­ter, non plus petit à petit, mais d’un coup. J’es­saye de me cal­mer. J’ai tou­jours réus­si à ne pas me mettre en colère sur ma fille, ce n’est pas le moment de s’y mettre.

— Enfin, tu l’as pris hier, tu en as fait quoi ?

Elle répond, brus­que­ment, agres­sive, mais calme :

— J’y ai pas tou­ché, je te dis. Qu’est-ce que tu veux que je foute d’un casque tout cabos­sé qui s’est man­gé un arceau ? Y’a que tes col­lec­tion­neurs tor­dus que ça intéresse.

Je reste dubi­ta­tif. Tsuyu n’a jamais men­ti, du moins jamais sur des choses impor­tantes. Cepen­dant, j’en suis per­sua­dé, elle a bien pris mon casque. C’est le seul qui manque, tous les autres sont à leur place.

— J’ai pris le mien, dit-elle, calme, comme pour elle-même. Et en ren­trant, je l’ai remis à sa place dans le baquet de mon kart. Je vois pas pour­quoi j’au­rais pris ton casque alors que j’a­vais le mien ! J’ai deman­dé pour la com­bin’ parce que la mienne était sale, alors j’ai pris une de Yoko, mais j’ai pris mon casque et je l’ai rap­por­té. Je vois pas ce que j’au­rais fait d’un que tu avais déjà tout cabos­sé. C’est quand même pas de ma faute si tu sais pas ran­ger tes affaires quand Yoko n’est pas là pour s’en occuper !

C’est à ce moment-là que Yoko rentre. Je ne sais pas com­ment elle a fait, mais elle est déjà prête, en jupe, sans cra­vate. L’ar­ri­vée des femmes en sport auto est assez récente pour que leurs vête­ments ne soient pas aus­si codi­fiés que pour les hommes.

Tsuyu apos­trophe sa mère :

— Yoko, Fram a per­du son casque et il est per­sua­dé que je l’ai piqué !

Ceci, en ten­dant vers moi un doigt accu­sa­teur qui ne me laisse aucun doute : “mes femmes” vont se sou­te­nir l’une l’autre et je ne suis pas prêt d’a­voir rai­son. Je m’at­tends à pas­ser un moment dif­fi­cile avec ma femme et ma fille, mais, à ma grande sur­prendre, Yoko désarme la bombe.

— Ton casque, le ven­deur est pas­sé le prendre ce matin pour l’emmener avec les autres lots. Le reçu est sur la table, si tu sais lire, tu dois pou­voir arri­ver à le déchiffrer.

Elle sou­ligne son pro­pos d’un regard dont je ne sai­sis pas bien la signi­fi­ca­tion, mais qui ne laisse pas place à une réponse.

Je me retourne vers la table et lis le papier rose qui s’y trouve.

Je me sens, d’un coup, très mal. Pour la pre­mière fois, Tsuyu m’a pris en fla­grant délit d’injustice.

Je me retourne vers elle, et je crois que toute la misère du monde se retrouve dans mes yeux. Elle a un petit sou­rire en coin qui m’as­sure qu’elle a plus de pitié que de ran­cune et me dit, brusquement :

— T’in­quiète pas, otô­san, ça fait long­temps que je le sais qu’un mâle, quand ça s’é­nerve, ça arrête de réfléchir !

(02/04/01)