Victoire amère ?
|Bon, désolé de revenir là-dessus, mais Philippe Val pose la question dans le dernier Charlie de savoir si par hasard, les gens qui ont voté contre le traité établissant une constitution pour l’Europe n’avaient pas la victoire un peu amère — lui, il a voté pour et l’a fait savoir.
Et bien si, Philippe (permettez que je vous appelle Philippe ? J’ai passé plus de la moitié de ma vie à lire vos éditos, et ça me ferait bizarre de dire «Monsieur Val»), nous avons (enfin, j’ai, du moins) la victoire amère.
Nous avons fait un pari, vous comme moi. Vous avez fait le pari que les aspects positifs du texte (charte des droits fondamentaux principalement) étaient une telle avancée, qui s’imposerait à tous, que les cotés négatifs (le libéralisme échevelé du titre III notamment, qui n’était à vrai dire que le prolongement des traités existants) ne seraient qu’un problème secondaire. Vous avez fait le pari que ce texte serait le fondement de la création d’une véritable Union Européenne, qui ne soit plus exclusivement basée sur le profit financier et la circulation des capitaux, mais qui prenne en compte les gens et leurs aspirations à une vie sociale.
Je rappelle cela, parce que c’est un point de vue que je comprends à défaut de le partager, et pour bien ancrer dans le crâne des lecteurs éventuels que je ne vous accuse pas de libéralisme échevelés et que je ne vous soupçonne pas d’amitiés avec les libéraux purs et durs, comme certains «non»istes ont un peu trop facilement tendance à le faire. Il ne s’agit pas, ici, d’une opposition entre la droite supposée de ceux qui votèrent «oui» et la gauche irréprochable de ceux qui votèrent «non», et j’espère que vous aurez l’intelligence de reconnaître que mon refus de ce traité ne fait pas de moi un électeur frontiste.
Vous avez, donc, fait un pari optimiste : ce traité n’empire guère les problèmes des traités actuels, quoiqu’il grave dans le marbre constitutionnel certains points discutables, et permettra des avancées intéressantes.
De mon coté (je ne me fais pas d’illusions sur le fait que je suis loin de représenter tous ceux qui dirent «non»), j’ai fait un autre pari. J’ai parié que le rejet de ce traité n’arrêterait pas la construction européenne. J’ai parié que, après avoir manifesté haut et fort notre refus de cette «constitution» clairement orientée vers le capital, on continuerait la discussion pour concevoir une vraie Constitution européenne, qui ne parlerait pas de fric mais de principes et de démocratie. J’ai estimé que le risque à adopter ce traité était trop grand par rapport au bénéfice que l’on pouvait en attendre ; j’ai préféré ne pas l’adopter plutôt que de conserver pour — a priori — l’éternité des dispositions que je n’acceptais pas.
En somme, vous avez parié que ce traité mènerait à une route plus large, sur laquelle nous pourrions choisir une meilleure voie au carrefour suivant ; j’ai parié qu’il valait mieux s’arrêter une seconde, réfléchir, et attendre pour partir de trouver la bonne route, plus tortueuse mais susceptible de mener à un plus beau paysage.
Au fond, ma «victoire» ne pouvait qu’être amère : elle n’en était pas une. Elle était un choix visant à limiter la casse. Et au soir du référendum, je n’étais pas heureux mais soulagé, ce qui n’a rien à voir. Pour parler de victoire, il aurait fallu voir adopter la charte et la partie constitutionnelle et remettre en cause les titres III et suivants.
Nous ne saurons jamais si votre pari aurait été gagné. Vous pensez sans doute que oui ; je persiste à croire que non, tant est grande ma conviction que les aspects économiques du texte l’auraient largement emporté sur les aspects sociaux, et que l’on aurait continué à tourner en rond comme on le fait depuis le traité de Maastricht.
Nous saurons, en revanche, si mon pari sera gagné. Il le sera si l’Union européenne redémarre, si l’on nous propose une vraie Constitution qui parle d’institutions et de principes fondamentaux sans mettre sur le même plan l’économie de marché et les droits de l’homme ; il sera perdu si l’Assemblée signe sans nous demander notre avis un traité entérinant le marché «où règne une concurrence libre et non faussée» (la bonne blague !) ou si l’on arrête la construction de l’Union européenne pour revenir à des états stupidement perdus au milieu d’un grand univers concurrentiel.
En l’état actuel, notre nouveau président semble plutôt incliné à me faire perdre mon pari ; nous serons alors tous perdants, hélas, sauf peut-être quelques tarés attachés à la France en tant que telle, avec une vraie frontière autour qui distingue les vrais êtres humains, français, xénophobes et prétentieux, des autres.
Alors, oui, ma «victoire», comme vous dites, est amère, et risque de le devenir plus encore. Mais admettez que votre «victoire» aurait pu l’être tout autant, tant le parti de notre nouveau P‑DG (pardon, président de la république) s’est révélé fort pour vider de leur contenu social les textes qui ne l’intéressaient pas — rappelez-vous des 35 heures.