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On tut le mas­sacre que nous avions per­pé­tré. C’é­tait trop près, trop dur. Inavouable.

On fit sem­blant. Avec une aisance inima­gi­nable, on fit sem­blant. Je m’é­tais écor­ché dans les branches, ce qui n’é­tait pas à pro­pre­ment par­ler un men­songe, et tout s’é­tait bien passé.

On sou­rit, on rit avec les autres. On par­la, on plai­san­ta. On racon­ta une jour­née mer­veilleuse où l’on n’a­vait oublié qu’un moment d’é­ga­re­ment vécu en pilo­tage automatique.

 

Cepen­dant, lorsque le repas fut fini, comme par enchan­te­ment, nous nous retrouvâmes.

Nous fûmes quatre dans la même grotte, seuls, à l’é­cart des autres.

Sitôt dis­pa­rue à leur regard, Mona s’é­tait effon­drée. Sa tête était tom­bée dans ses mains et, assise, agi­tée de sou­bre­sauts, elle trem­blait de tout son corps.

Marie la prit dans ses bras et, silen­cieu­se­ment, elles pleu­rèrent ensemble. Je res­tais face à elles, sans savoir si je devais les rejoindre ou res­ter là. Anne, à mon coté, regar­dait imperturbablement.

– Toi, ça va ?, lui demandai-je.

Elle ne répon­dit pas tout de suite. Elle se retour­na len­te­ment vers moi, avec un regard lourd bien plus adulte qu’elle.

– À ton avis ?

– Je sais pas. Ça a l’air d’al­ler, mais avec toi…

Elle res­ta silen­cieuse, puis reprit :

– Je sais jamais ce qui te passe par la tête.

– Moi non plus, je sais pas ce que tu penses.

– J’en ai marre. J’en ai marre de toute cette merde. Pour­quoi on a fait ça ?

– Qu’est-ce que j’en sais… La peur, la haine… Disons qu’on en pou­vait plus et qu’il fal­lait se défouler…

– T’ap­pelles ça se défou­ler ? On a mas­sa­cré et décou­pé trois gars !

– C’est pas vrai­ment ça que je vou­lais dire… Tu vois une cocotte-minute où la pres­sion monte peu à peu ? À un moment ou à un autre, ça finit par péter.

– J’es­pé­rais être un peu plus civi­li­sée qu’une cocotte-minute…

– La civi­li­sa­tion, ça n’existe pas. C’est une illu­sion. C’est un dégui­se­ment que les hommes donnent à leur sau­va­ge­rie pour ten­ter de vivre ensemble.

– Tu le penses vraiment ?

– D’or­di­naire, non. Mais ce soir…

 

Yoru entra dans la grotte. Elle eut un regard pour Mona et Marie, puis s’a­dres­sa à nous :

– Il s’est pas­sé quoi ?

– Rien, men­tis-je. Rien.

– Arrête de me prendre pour une conne, tu veux ? C’est bien joli, votre numé­ro “je vais bien, tout va bien”, mais ça rime à quoi ? Ça sonne faux. Sur­tout quand je trouve Mona et Marie comme ça.

Anne expli­qua :

– Des sol­dats ont ten­té de vio­ler Mona.

– Quoi ?

– On a croi­sé des sol­dats, et ils ont réus­si à prendre Mona et ils essayaient de la vio­ler quand on l’a récupérée.

Elle s’ap­pro­cha de Mona et la ser­ra contre son corps. Marie se cal­ma et sortit.

Yoru ser­ra Mona un peu plus fort et, brus­que­ment, Mona s’ex­tir­pa de son étreinte.

– Lâche-moi !

– Qu’est-ce qu’il y a ?, deman­da Yoru, la main ten­due vers Mona.

– Me touche pas ! Ne me touche pas !, répon­dit-elle en reculant.

Yoru regar­da autour d’elle, éper­due, et balbutia :

– Qu’est-ce qu’il y a ?

Je m’ap­pro­chai d’elle et, de ma voix la plus douce, je lui murmurai :

– Je crois qu’il vaut mieux que tu la laisses un moment… Elle a failli se faire vio­ler. Laisse-la.

– Et toi, elle va t’ac­cep­ter comme ça ?, siffla-t-elle.

– Yoru, ce qu’elle a vécu aujourd’­hui, on l’a vécu ensemble. Je sais ce qui s’est pas­sé. Laisse-la. Laisse-nous.

Elle me gra­ti­fia d’un regard har­gneux et sortit.

Mona se replia dans un recoin du rocher, contre une paroi. Elle cala ses avant-bras l’un contre l’autre, autour de ses genoux. Puis, son nez sur ses genoux, elle se remit à pleurer.

Anne alla se cou­cher. Je m’al­lon­geai là, à son coté, regar­dant sa soeur. Les larmes cou­laient, en silence. Seul, de temps à autre, un léger reni­fle­ment rom­pait le silence.

 

Vers onze heures, enfin, Anne réus­sit à s’en­dor­mir. Elle se réveilla en sur­saut d’un cau­che­mar un quart d’heure plus tard.

Mona s’al­lon­gea à son coté et lui mur­mu­ra à l’oreille :

– Dors, Anne, dors… Calme-toi et dors…

Elle lui impri­ma un lent mou­ve­ment de bal­lant. Anne se ren­dor­mit et, cette fois, ne se réveilla pas aussitôt.

 

Le len­de­main, Anne se réveilla tôt. Mona n’a­vait presque pas dor­mi. J’a­vais pei­né à som­no­ler quelques dizaines de minutes peu avant l’aube.

Claude vint nous voir. Il deman­da à ses filles ce qui s’é­tait pas­sé. Elles répondirent.

– J’es­père seule­ment que ça ne va pas nous atti­rer des emmerdes, conclut-il.

 

Mais, dans le milieu de la mati­née, on vit les mili­taires de Furet faire le tour de la val­lée. Une par une, les familles de tout le Rude­val prirent leur voi­ture et des­cen­dirent vers Furet.

Là, des fan­tas­sins leur fai­saient ran­ger leur véhi­cule le long de la route et dans les prés. La place était tenue sous sur­veillance et gar­dée vide.

Puis, ceux qui étaient par­tis convo­quer la popu­la­tion revinrent. Les habi­tants furent ras­sem­blés sur la place.

 

Ils res­tèrent là, en plein soleil, plus d’une heure. Puis un convoi arri­va, de Barin ou d’ailleurs.

Si nous avions su ce qui se tra­mait, c’est sans doute celui-là que l’on aurait ten­té d’intercepter.

Du four­gon cen­tral des­cen­dirent douze hommes en armes, qui enca­drèrent la porte. Puis trois civils furent pous­sés dehors.

Jeanne Serf, femme de Gilles et mère de Marie ; Domi­nique Leblond, femme de Paul ; et Jeanne Plain­coux, qui avait été arrê­tée le pre­mier juin sur les flancs de Lazest.

Ce que l’on vit, avec nos jumelles, dépas­sa ce que nous avions ima­gi­né dans nos pires cauchemars.

 

Les trois pri­son­nières furent pla­cées côte à côte contre le mur de ce qui avait été ma mai­son. Les habi­tants étaient tenus en res­pect en face d’elles.

Entre les deux, douze mili­taires, avec leurs fusils, s’ins­tal­lèrent au garde-à-vous.

Un trei­zième se pla­ça de coté. Un capi­taine, me souf­fla Claude, qui avait fait son ser­vice et se sou­ve­nait des grades.

 

Le capi­taine, donc, se tint droit et sor­tit un papier. Il lut son dis­cours comme un poli­ti­cien amnésique.

Nous étions trop loin pour bien entendre. Cepen­dant, l’es­sen­tiel ne nous échap­pa pas.

Il s’a­gis­sait d’un acte de condam­na­tion. Jeanne Plain­coux avait été condam­née pour ter­ro­risme et Jeanne Serf et Domi­nique Leblond pour avoir faci­li­té l’ac­tion de groupes terroristes.

En appli­ca­tion de la loi du 15 août, les ter­ro­ristes étaient pas­sibles de mort. Et, suite au mas­sacre “sans rai­son” d’une patrouille, et pour faire un exemple, la condam­na­tion à la pri­son à per­pé­tui­té pour aide au ter­ro­risme avait été “com­muée” en condam­na­tion à l’exé­cu­tion en place publique.

Il y eut quelques pro­tes­ta­tions dans la foule, vite éteintes par la menace des armes.

 

– Il faut les abattre, sug­gé­ra Claude. En com­men­çant par le pitaine.

Nous com­men­cions à mettre en joue lorsque Kumi­ko nous interrompit.

– Il y en a d’autres qui tiennent les Fure­tois en joue. Si vous tirez, ils vont tirer dans le tas.

Claude et moi nous regar­dâmes. Il n’y avait pas à réflé­chir long­temps. Elle avait raison.

 

On vit les fusils se lever, le bras du capi­taine les imi­ter, puis les déto­na­tions son­nèrent. Domi­nique Leblond, petit bout de femme de cin­quante kilos, fut pro­je­tée en arrière par les impacts, et Jeanne Serf tom­ba sur le coté, tan­dis que Jeanne Plain­coux res­ta debout plu­sieurs secondes. Puis elle tom­ba à genoux comme dans un film avant de piquer du nez dans la poussière.

Les mili­taires se replièrent en ordre, lais­sant là corps et habitants.

 

Il fal­lut long­temps avant qu’un mou­ve­ment s’a­morce. Un groupe avan­ça et ame­na les corps au cime­tière. Ils furent ain­si enter­rés dignement.

 

Per­sonne ne savait qui avait mas­sa­cré une patrouille, ni pour­quoi. Mais, lorsque la ques­tion fut posée, nous y répondîmes.

Per­sonne ne nous fit de reproche. Per­sonne ne nous fit de remarque. En fait, per­sonne ne répondit.

Le seul point posi­tif de cette affaire fut, dès le len­de­main, l’ar­ri­vée mas­sive de nou­veaux résis­tants. Ils avaient mis à pro­fit la nuit pour faire leurs affaires et, dès la fin du couvre-feu, ils s’é­taient enfon­cés dans la montagne.

Fina­le­ment, ce coup dra­ma­tique por­té aux maqui­sards fut notre meilleure publicité.

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