Nous ne traî­nons pas à Are­qui­pa : nous avons pris des billets de bus pour le soir même. Sitôt dépo­sés à côté de la Pla­za de Armas, nous sau­tons dans un mini­bus pour fon­cer à l’hô­tel où Clé­mence a lais­sé son vélo, pas­sons gri­gno­ter un bout à proxi­mi­té immé­diate d’un cyber-café (raaaaah, fin de trois jours de dés­in­tox), puis direc­tion le ter­ra­port — chez nous, on dirait “gare rou­tière”, mais ça fait tel­le­ment plus haut de gamme de par­ler de “ter­ra­port”. Paie­ment de la taxe locale obli­ga­toire : contrai­re­ment à chez nous, le coût des ins­tal­la­tions n’est pas fac­tu­ré aux com­pa­gnies et inté­gré au prix du billet.

Il est bien pré­ci­sé qu’il faut impé­ra­ti­ve­ment arri­ver en avance et que sinon, billet ou pas, on n’est pas sûr de mon­ter dans le bus… Mais faut d’a­bord que le bus arrive ! Celui-ci se pointe à peu près à l’heure pré­vue pour le départ, Clé­mence sur­veille avec angoisse l’embarquement de son vélo, et on s’ins­talle dans le bus. Sièges incli­nables très bien, le bus est chauf­fé et cli­ma­ti­sé, il passe un film sor­ti chez nous il y a quelque temps inti­tu­lé Into­cable. À écou­ter les réac­tions des autres pas­sa­gers, on n’est pas les seuls Fran­çais du bus (y’en a par­tout au Pérou), et c’est une expé­rience trou­blante que de voir Omar Sy, Audrey Fleu­rot et Fran­çois Clu­zet se van­ner en espa­gnol pen­dant deux heures. Très drôle quand même, le comique de situa­tion marche par­tout, mais il y a évi­dem­ment quelques pas­sages où il manque une paire de tra­duc­tions effi­caces. Et je reste abso­lu­ment fan de la séquence d’in­tro­duc­tion, un très grand moment de ciné­ma avec un rythme et un mon­tage impec­cables, même si je suis tou­jours convain­cu qu’a­près ça c’est une comé­die légère, réus­sie mais fran­che­ment pas immortelle.

Après, ben… Le bus est chauf­fé et cli­ma­ti­sé. Ce qui veut dire que dans un pre­mier temps, on essaie de res­pi­rer un air épou­van­ta­ble­ment sec et étouf­fant ; puis le per­son­nel trouve la clef du cli­ma­ti­seur et il se met à cailler à mort. Alors que le siège per­met­trait de faire une nuit presque nor­male et que le confort de rou­lage est plu­tôt très bon, on arrive à l’aube érein­tés par une nuit d’é­touf­fe­ment et de gre­lot­te­ments, en se disant que sans chauf­fage ni clim et avec une paire de sacs de cou­chages on s’en serait mieux sortis.

Au petit matin, nous voi­là à Cuz­co, où l’on nous indique que le centre est là-bas, faut prendre la grande rue puis tour­ner à gauche puis conti­nuer, et oui ça peut se faire à pieds. On marche, on marche, on marche, ça com­mence à mon­ter et ah oui, on est à plus de 3300 m, c’est vrai. On sait plus exac­te­ment où est l’hô­tel et on n’a pas son adresse en tête, on veut cher­cher sur Inter­net, le WiFi du McDo est pour­ri, on part cher­cher un cyber-café, ils sont tous fer­més, on demande à un couple de flics, ils ne savent pas mais l’un d’eux nous donne… le mot de passe du WiFi de l’hô­tel du coin de la place, qui déborde dans la rue ! On retrouve l’a­dresse, mais piège : cer­taines rues changent de nom d’un car­re­four à l’autre, en fonc­tion de l’hu­meur du type char­gé de trans­crire le Que­chua le jour où la plaque a été posée. Si on cherche Tul­lu­mayo, ça peut être mar­qué Tol­lo­mayo, et de temps en temps la plaque porte car­ré­ment un nom espa­gnol, c’est très amu­sant — même si ça n’aide guère à se repé­rer. Inutile de deman­der à Google : il s’y perd régu­liè­re­ment et le len­de­main, en cher­chant la calle Are­qui­pa pour récu­pé­rer nos billets de train, il nous envoie à l’autre bout de la ville alors qu’elle est juste à côté de la place…

On trouve quand même la rue de notre hôtel, on découvre le deuxième piège : la logique de numé­ro­ta­tion n’est pas tout à fait la nôtre — un bloc est dans les 200, le sui­vant dans les 700. On fait la rue jus­qu’en bas, puis Clé­mence prend le vélo à la mon­tée pour par­tir en repé­rage avant qu’on ait fait tout le tour de la ville à pieds.

On trouve enfin l’hô­tel Estrel­li­ta, au nord de l’a­ve­nue Tul­lu­mayo, juste à côté de la pla­za de Armas — l’hô­tel a un dépôt où on peut lais­ser les affaires pour par­tir quelques jours, ce qui en fait un point de ren­contre des cyclistes et autres voya­geurs au long court. On prend une chambre, on pose nos affaires, et on part visi­ter la ville (et cas­ser la graine, aus­si, un peu).

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Are­qui­pa était plate, mais Cuz­co, c’est pen­tu. Quand on attaque la mon­tée pour aller voir la ville d’en haut, je suis par­ta­gé entre “bon, le pouls monte mais moi aus­si” et “le pouls monte beau­coup et je suis même pas char­gé”. Avec le recul, c’est peut-être autant le manque de som­meil que l’al­ti­tude qui joue, mais sur le moment je suis pas ras­su­ré alors qu’on déam­bule vers 3500 m dans les quar­tiers pauvres du nord. Dès le len­de­main, ça ira beau­coup mieux, et deux jours plus tard je sen­ti­rai à peine ma res­pi­ra­tion s’ap­pro­fon­dir quand on atta­que­ra les rues aus­si pen­tues de San­ta Ana à la recherche du point de départ du bus.

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Cuz­co, c’est sur­pre­nant. Les lieux tou­ris­tiques consi­dé­rés comme incon­tour­nables m’ont lais­sé assez froid, et je pous­se­rai jus­qu’à pré­ci­ser que le Quri­kan­cha m’a fran­che­ment pas impres­sion­né — tout au plus ai-je réus­si à me dire que les types qui mon­taient des pierres de cette masse étaient soit des grands malades, soit des esclaves par­ti­cu­liè­re­ment bien fouettés.

En revanche, j’ai bien aimé le musée de la coca, un peu en amont de la place, plan­qué der­rière une entrée d’im­meuble. Un bazar assez indes­crip­tible, où on com­mence par vous par­ler de l’his­toire de la plante en vous en fai­sant mâchon­ner une bourre de feuilles âpres avant de vous lais­ser faire le tour en liber­té, et qui met beau­coup l’ac­cent sur les aspects cultu­rels, médi­caux et reli­gieux de la plante ; puis, vous ayant convain­cu que la coca, c’est bien, il vous envoie sans pré­avis dans une piaule de jun­kie, illus­trée de l’in­ter­mi­nable liste de rock-stars mortes d’o­ver­dose de cocaïne, dans une scé­no­gra­phie mor­bide à souhait.

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C’est aus­si là que vous pour­rez voir un crâne allon­gé, parce que c’est pas du tout natu­rel pour un crâne d’a­voir cette forme-là et que pour sup­por­ter les dou­leurs de pas gran­dir nor­ma­le­ment on fai­sait mâcher des tonnes de coca aux gamins.

Et puis, à Cuz­co, il y a la Casa Concha, musée que le Rou­tard consi­dère comme secon­daire mais auquel une visite est abso­lu­ment indis­pen­sable si l’on pré­voit d’al­ler à la cité du Machu Pic­chu. Inté­res­sant, com­plet (de l’his­toire de sa décou­verte à sa struc­ture archéo­lo­gique en pas­sant par les pièces trou­vées sur place), il com­porte une maquette de trois mètres de long per­met­tant de repé­rer com­ment le site est accro­ché sur le col entre Machu Pic­chu et Way­na Pic­chu. Le petit défaut, c’est que les sacs à dos sont inter­dits et que les pièces ne sont pas chauf­fées : si vous êtes moins bête que moi, vous pen­se­rez à gar­der un pull avec vous.

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Mais sur­tout, Cuz­co, c’est une ville dans les rues de laquelle j’ai ado­ré déam­bu­ler. Bon, le côté mon­ter-des­cendre est un peu épui­sant le pre­mier jour, mais on s’y fait vite et c’est un bon entraî­ne­ment. Les tem­pé­ra­tures varient beau­coup plus qu’à Are­qui­pa, ben tiens, c’est mille mètres plus haut, et dès qu’il y a un peu d’ombre il fait fran­che­ment pas chaud. Y’a des ruelles minus­cules avec des écou­le­ments bien taillés au milieu, des vieux murs incas en rochers d’un mètre cube assem­blées au mil­li­mètre près servent de fon­da­tions à des mai­sons de style espa­gnol, çà et là y’a quelques colom­bages voire un encor­bel­le­ment qui dépasse, bref, c’est un laby­rinthe en relief où les rues ne se res­semblent jamais.

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Et en pous­sant vers l’ouest, on sort d’un coup du sec­teur tou­ris­tique pour se retrou­ver dans des zones d’ha­bi­ta­tion plu­tôt pauvres : le choc des cultures, c’est pas à moi­tié dans le coin… On en pro­fite pour man­ger dans un boui-boui plein d’au­toch­tones, par­tant du prin­cipe que si tout le quar­tier s’en­tasse là, c’est que ça doit être cor­rect, et pour l’é­qui­valent de deux euros on mange pour la jour­née. Au pas­sage, je goûte le “cuy”, nom local d’un petit ron­geur omni­vore, appri­voi­sable et pro­li­fique connu chez nous en tant que cochon-d’Inde-tel­le­ment-mignon-j’en-veux-un-pour-Noël. Ben comme le lapin, cet ani­mal “de com­pa­gnie” est très bien dans une assiette : c’est une viande un peu grasse mais plu­tôt bonne et agréable au milieu d’une jour­née de promenade.

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Y’a aus­si des trou­peaux de chiens, cer­tains ont des col­liers donc doivent vague­ment avoir eu un pro­prié­taire à une époque, mais leur com­por­te­ment laisse pen­ser qu’ils ne l’ont pas vu récemment.

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Et Cuz­co, c’est la ville où la notion de “sai­son sèche” est un peu aléa­toire, puis­qu’il peut y tom­ber des grê­lons de deux cen­ti­mètres dans un orage de fin du monde, trans­for­mant la cour inté­rieure de l’hô­tel en zone de ruissellement.

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Heu­reu­se­ment… y’a du WiFi à l’hô­tel ! Gra­tuit, acces­sible depuis la chambre, et qui marche mieux que dans pas mal de cyber-cafés pari­siens… Du coup, j’en pro­fite pour faire une passe sur les pho­tos de la pre­mière par­tie du séjour et signa­ler que je suis tou­jours vivant, et Clé­mence en pro­fite pour papo­ter avec les gens qu’elle a pas vus depuis huit mois.

Bref, Cuz­co, c’est sym­pa. Mais le soir du 14 juillet, on esca­lade la col­line pour aller repé­rer le départ du bus, parce que le lun­di matin, les choses sérieuses com­mencent.