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Le 24 mai, nous décou­vrions de l’in­té­rieur les fameux tri­bu­naux d’exception.

Nous fûmes jugés tous les trois, en même temps, avec un unique verdict.

Nous n’eûmes que deux minutes pour nous défendre. Deux minutes durant les­quelles Mona ne put pas prendre la parole : elle était trop faible pour mar­cher seule jus­qu’à la barre.

Et, une heure après que nous fus­sions entrés dans cette salle, un juge revint énon­cer les verdicts.

Nous fûmes condam­nés à mort.

Le juge, un homme ron­douillard dont je n’ou­blie­rai sans doute jamais le visage, savou­ra son effet quelques secondes, avant d’ajouter :

– Tou­te­fois, nous devons prendre en compte la situa­tion par­ti­cu­lière de Made­moi­selle Tori Bres­son. Nul n’est cen­sé être res­pon­sable de ses actes à douze ans, fût-il ques­tion de meurtres et de ter­ro­risme. Par devoir de pro­tec­tion envers la socié­té, il est inima­gi­nable de lais­ser un tel fauve en liber­té ; néan­moins, en rai­son de son âge, je com­mue sa peine en pri­son à perpétuité.

Tori fut la pre­mière à crier :

– Tu ferais mieux de me tuer tout de suite, connard ! Je vais pas pas­ser soixante-dix ans dans tes tôles de merde !

 

Je fus enfer­mé en atten­dant mon exé­cu­tion. Elle devait venir vite : un condam­né n’at­ten­dait géné­ra­le­ment pas plus de trois ou quatre jours.

Mais, le 26, à l’i­ni­tia­tive de la Rus­sie, un pro­jet de réso­lu­tion fut dis­cu­té à l’O­NU, consi­dé­rant la France comme un pays en guerre civile et lui deman­dant de don­ner aux maqui­sards le sta­tut de pri­son­niers de guerre. Le veto fran­çais blo­qua la dis­cus­sion mais, devant les menaces de cer­tains voi­sins de prendre enfin des sanc­tions éco­no­miques, Ser­gen déci­da, pour faire bonne mesure, de com­muer la peine des “petits” ter­ro­ristes en pri­son à perpétuité.

J’é­tais petit. Je l’ap­pris à cette occasion.

Je sau­vai ma tête de jus­tesse : je n’a­vais jamais posé de bombe, et je n’a­vais jamais diri­gé d’as­saut. Comme simple exé­cu­tant, je devais vivre.

 

Je pas­sai plus d’un an en pri­son sans que rien de notable ne se pro­duise. Nous étions quatre dans une cel­lule de huit mètres car­rés mais, peu à peu, de nou­velles pri­sons se construi­saient. Nous ne fûmes plus que trois.

La sécu­ri­té, ren­for­cée les pre­mières semaines, se relâ­cha éga­le­ment. En décembre, je fus auto­ri­sé à sor­tir dans la cour une fois par semaine, pen­dant une demie-heure.

Et puis, le 2 août 2007, Ser­gen finit par mou­rir par où il avait pêché : c’est une mala­die noso­co­miale attra­pée dans un hôpi­tal mili­taire qui l’emporta.

Il y eut alors les élec­tions les plus contro­ver­sées de France, qui virent le suc­ces­seur de Ser­gen récol­ter 98 pour cent des suf­frages ; puis la “honte natio­nale”, selon lui, de l’an­nu­la­tion des élec­tions par l’O­NU et de l’embargo qui devait mener à des élec­tions sur­veillées par la com­mu­nau­té internationale.

 

La pres­sion se relâ­cha énor­mé­ment après l’é­lec­tion de chré­tien-démo­crate Marion­net. Dès octobre, nos avions une pro­me­nade par jour. Je fus éga­le­ment auto­ri­sé à reprendre mes études là où je les avais lais­sées. Je finis ma licence, puis obtins un mas­ter de tra­duc­tion lit­té­raire. La France retrou­va peu à peu le che­min de la démocratie.

En juin 2012, son suc­ces­seur socia­liste, Nico­las Bulot, lan­ça une vague de libé­ra­tions anticipées.

Mona fut libé­rée à la fin du mois, et je sui­vis à la mi-juillet.

 

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Je te regarde, je te caresse l’in­té­rieur de la main et tu refermes tes doigts bou­di­nés sur les miens. J’ad­mire tes yeux, petite chose fra­gile cou­chée dans ton ber­ceau, tan­dis que tu avales gou­lû­ment ton bibe­ron, et je me dis qu’un jour, peut-être, dans huit, dix, quinze ans, tu te deman­de­ras pour­quoi tes parents ont pas­sé six ans en pri­son. Tu te deman­de­ras pour­quoi ils n’ont pas, contrai­re­ment aux citoyens à part entière, le droit de voter dans leur pays. Tu te deman­de­ras pour­quoi ils se font trai­ter de ter­ro­ristes lors­qu’ils croisent des élec­teurs d’extrême-droite.

Tu te deman­de­ras aus­si, peut-être, pour­quoi le 12 février est un jour de deuil à la mai­son. Pour­quoi, à Noël, Tori revient voir sa presque-famille et pour­quoi, alors, il ne vien­drait à l’i­dée de per­sonne de faire la fête. Pour­quoi ta mère a deux grosses cica­trices, sur l’é­paule et le ventre, pour­quoi ta tante a des traces de trous sur la cuisse gauche, pour­quoi ton père a une esta­fi­lade brune du poi­gnet au coude.

Tu te deman­de­ras peut-être enfin pour­quoi, alors que ton père dis­pose de ses diplômes de tra­duc­tion spé­cia­li­sée, il reste chez lui, avec ta mère et toi, près de sa belle-soeur, près de Tori, près du Rude­val qui lui est si cher, à pous­ser des bre­bis dans les alpages sans s’oc­cu­per du reste du monde.

 

Si un jour tu te poses ces ques­tions, j’es­père que ces pages pour­ront t’ai­der à comprendre.

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