21 août 2017.

Le feu monte.

Le front de flammes doit main­te­nant dépas­ser le kilo­mètre de lar­geur, et il est pous­sé par un vent de quatre-vingts kilo­mètres à l’heure. Depuis le début de la mati­née, le feu a avan­cé d’une quin­zaine de kilo­mètres, mal­gré le tra­vail de la Sécu­ri­té civile et des pom­piers. Il s’approche à grands pas des habi­ta­tions, avan­çant par­fois par bonds de trois cents mètres.

Je suis sur une petite col­line, au-des­sus du front gauche. Depuis trois heures, je joue avec les flammes, rou­lant à toute vitesse sur des petites routes, puis cou­rant dans les bois indemnes pour me rap­pro­cher le plus pos­sible sans finir grillé, et sans gêner le tra­vail de ceux qui sont sur ce front depuis hier.

C’est le gros feu de la semaine, et la Sécu­ri­té civile a déployé les grands moyens. Tous ses avions sont en l’air ; les Tra­cker et Milan 74 sur­veillent l’Ardèche, la Gas­cogne et les Maures, les Bom­bar­dier et Beriev sont répar­tis sur les incen­dies en cours dans un gros quart sud-est de la France… mais le gros des moyens est ici.

Le pre­mier bom­bar­dier d’eau est arri­vé vers neuf heures trente. C’était Cor­mo­ran 54. Il était sui­vi comme son ombre par son frère, Cor­mo­ran 52.

Ils ont tour­né autour du foyer, et j’ai vu les pom­piers de mon côté se dépla­cer vers le front droit. Com­pris, je m’éloigne.

Je fais bien : à peine trois minutes plus tard, Cor­mo­ran 54 fait un lar­gage com­plet juste où j’étais. En cinq secondes, douze tonnes de “mous­sant” des­cendent sur les arbustes. Deux cents mètres der­rière lui, son jumeau est déjà en train de viser ; il pose sa charge vingt mètres plus loin.

Pour ma part, télé­ob­jec­tif en main, j’ai pro­fi­té de ces deux passes pour faire vingt pho­tos des Beriev en plein largage.

Le calme revient, pas long­temps : je suis stu­pé­fait d’entendre de nou­veau les réac­teurs moins de trois minutes plus tard. Puis, je me rap­pelle de ce lac, à moins de trois kilo­mètres, où les bom­bar­diers d’eau ont toute la place pour écoper…

D’autres sont arri­vés ensuite. À dix heures du matin, j’avais déjà fait la liste dans ma tête. Il y a les vieux Bom­bar­dier 415, encore vifs mal­gré leurs vingt ans : ils s’appellent Péli­can 32, 34, 38, 42 et 45. Il y a le DHC‑8 Milan 73. Et il y a deux nou­veaux Beriev, Cor­mo­ran 52 et 54.

Il y a main­te­nant huit avions, qui font des rota­tions de l’ordre de quatre minutes. Les Péli­can larguent sur le front gauche, les Cor­mo­ran sur le front droit. Seul Milan 73 fait des rota­tions plus lentes : il est obli­gé de ren­trer au “péli­can­drome” à chaque lar­gage pour refaire le plein. Il en pro­fite pour arro­ser de retar­dant en avant du front, en longues lignes qui ralen­tissent le gros de l’incendie mais n’empêchent pas les sautes de feu.

Le vent hausse le ton vers onze heures, et le feu ne montre aucun signe de fatigue. Les pom­piers conti­nuent à ten­ter de battre les flancs du feu, les bom­bar­diers s’a­charnent à mar­te­ler les fronts pour res­ser­rer la tête, mais les flammes conti­nuent à mon­ter à cin­quante mètres du sol. Je suis encore le mou­ve­ment, tou­jours à l’affût de la pho­to miracle.

Ici, un vieux manoir fati­gué vient d’être éva­cué. Je m’éloigne un peu, prends un grand-angle. Clic. Le manoir seul, fan­to­ma­tique, sur fond de mur de feu. Ça aurait mieux ren­du de nuit mais, cette nuit, ce manoir n’existera plus.

Le feu gagne des arbres plus hauts. Il ralen­tit un peu, mais n’est pas pour autant moins fort : les rési­neux font un bon com­bus­tible. Les bom­bar­diers changent de tac­tique : ils attaquent main­te­nant à l’eau pure, plus effi­cace sur cette nou­velle végé­ta­tion. Les Beriev font désor­mais des assauts un peu plus longs, lar­guant en deux fois : six tonnes en avant du feu, six tonnes trois secondes plus tard, direc­te­ment sur les flammes et les arbres qu’elles attaquent.

Je me déplace encore. C’est ris­qué, mais je sais quelle pho­to je veux : j’avance devant le front gauche de l’incendie. Il y a plus de fumée ici, mais les avions attaquent désor­mais au-des­sus de moi. Je m’éloigne encore un peu, devant les flammes, dans l’axe d’attaque des Bom­bar­dier, sur une hau­teur d’où je peux voir repar­tir les appa­reils der­rière les fumées âcres.

Il est onze heures trente-deux, si j’en crois l’appareil pho­to, lorsque Cor­mo­ran 54 arrive pour sa vingt-neu­vième passe. Je le vois plon­ger dans la fumée, je cadre plus loin, là où je pense qu’il va ressortir.

Sou­dain, ça explose juste sous la tête du feu. Le réflexe est là, je n’ai pas le temps d’être éton­né : clic, clic, clic. Une rafale de huit pho­tos. Cor­mo­ran 54 sort du nuage noir, les trappes d’eau sont tou­jours fer­mées. Ai-je rêvé ? Dans un éclair, j’ai l’impression qu’il lui manque un bout de l’aile droite.

Le bruit des réac­teurs a chan­gé. Le pilote a mis plein gaz, mais la tur­bine de droite fume. Je note cela sans y pen­ser, dans une vue glo­bale. D’instinct, je zoome plus ser­ré, et je reprends ma rafale tan­dis que l’avion se redresse et com­mence à bas­cu­ler à tribord.

« Pour­tant, le lac est à gauche… » La pen­sée n’a fait que tra­ver­ser mon esprit, je conti­nue à mitrailler. Il est presque de pro­fil lorsque les trappes de lar­gage s’ouvrent enfin, et Cor­mo­ran 54 se vide d’un coup de ses douze tonnes. Il s’ébroue, reprend de l’altitude, cesse son virage pour me lais­ser voir son ventre. Je remarque que le sta­bi­li­sa­teur droit a été arra­ché et que la coque est cou­verte de traces d’impacts.

Cor­mo­ran 52 passe à ma gauche. Lui aus­si a vu l’explosion ; il a annu­lé son approche, ne sachant pas s’il y en aurait une autre. Son frère bas­cule à nou­veau vers moi, revient sur le front gauche, la fumée dans l’œil. Quelque chose me dit que les pilotes pré­fé­re­raient pour­tant aller vers le lac, s’éloigner des flammes.

Un appa­reil me sur­vole, en posi­tion d’at­taque. J’ai lâché le déclen­cheur une seconde, je l’écrase de nou­veau. Cor­mo­ran 54 replonge dans la fumée, sur le front gauche, dans l’axe de celui qui vient de pas­ser et de plon­ger dans les volutes. J’élargis un peu mon champ dès que l’ap­pa­reil bles­sé a dis­pa­ru, et je vois sor­tir du feu Péli­can 38, dont les trappes sont en train de se refer­mer : voyant, je ne sais com­ment, le Beriev reve­nir sur lui, son pilote a anti­ci­pé son lar­gage pour pou­voir reprendre de l’altitude et évi­ter l’accrochage.

Je n’ai rien enten­du, mais je devine. D’une part, la tra­jec­toire de Cor­mo­ran 54 res­sem­blait plus à celle d’un pla­neur incon­trô­lable qu’à celle d’un avion ; d’autre part, il y a cette brusque explo­sion de fumée.

Là-haut, ça doit dis­cu­ter sec à la radio. Ni Cor­mo­ran 52 ni Péli­can 38 n’ont vu le point d’impact, mais c’est là, en plein bra­sier, sur l’avant du front gauche. Le Bom­bar­dier reprend en piqué, plein gaz, vers le lac, tan­dis que le Beriev se retourne et se met en posi­tion d’attaque.

Il plonge dans la fumée, res­sort quinze secondes plus tard. Deux trappes ouvertes : il a lar­gué six tonnes et, déjà, prend son virage pour se replacer.

Péli­can 45 est arri­vé entre temps. Il a plon­gé, lui aus­si, sans doute mis au cou­rant par ses col­lègues : il pose sa charge, là où il sup­pose que se trouve son cama­rade tom­bé. Cor­mo­ran 52 com­plète son virage, et ce sont six nou­velles tonnes qui tentent de déga­ger l’épave des flammes.

Au total, ce sont huit lar­gages qui auront lieu dans ce sec­teur. Pen­dant ce temps, j’ai cou­ru vers un endroit plus déga­gé pour essayer de voir l’é­pave. La concen­tra­tion a payé : après un der­nier pas­sage de Milan 73, qui a fait deux lar­gages tem­po­ri­sés pour tailler un che­min dans les flammes jusqu’aux débris du Beriev, celui-ci est visible. Je vois deux com­bi­nai­sons orange qui viennent de sor­tir de l’avion, et qui courent dans une trouée de soixante mètres de long sur vingt de large, vers les arbres, vers moi.

Je repars, tou­jours en cou­rant, à la des­cente, à leur ren­contre. Je note du coin de l’œil qu’un Uni­mog des pom­piers est en train de se tailler en force un che­min entre les arbres : un héli­co­ptère a repé­ré les deux nau­fra­gés et le guide par radio.

Je suis essouf­flé mais j’approche. Je suis à nou­veau dans la fumée, je ne vois plus rien ; mais sou­dain, je dis­tingue enfin les deux com­bi­nai­sons orange. Je hurle, ils ne m’entendent pas. Ils courent dans la direc­tion oppo­sée au camion. J’arrive enfin à les rat­tra­per, et il y a un ins­tant bizarre durant lequel les pilotes ne pensent plus à sau­ver leur peau, mais seule­ment à savoir ce que fait là un type épou­mo­né, avec deux D5H en ban­dou­lière, qui leur hurle de prendre à droite.

— Quoi ?, réus­sit à arti­cu­ler l’un d’eux.

— Uni­mog — par là, dis-je en mon­trant la direc­tion dans laquelle j’ai vu le camion.

Et nous repar­tons en courant.

Enfin, un klaxon deux tons nous guide. Nous arri­vons au camion, qui avait mis la sirène à pleine puis­sance pour cou­vrir le bruit de l’incendie, qui gronde à moins de cent mètres.

Per­sonne ne me demande ce que je fais là. On sort du bois. C’est seule­ment là, en sécu­ri­té, que les pom­piers com­mencent à me repro­cher ma prise de risques irresponsable.

J’ai l’habitude. Comme à tous les pho­to­graphes de ter­rain, les pom­piers, les mili­taires, les poli­ciers m’ont répé­té en boucle le cou­plet de l’irresponsabilité des jour­na­listes. C’est un pilote qui finit par dire :

— On cou­rait dans l’autre sens. On vous aurait pas trou­vés s’il avait pas pris ces risques.

Le soir même, j’envoie mes pho­tos aux jour­naux. J’ai eu la chance d’être au bon endroit au bon moment. J’ai eu la chance de ne pas perdre la tête et de conti­nuer à mitrailler. J’avais pris une cen­taine de pho­tos avant l’explosion, j’en ai pris deux cent trente dans les vingt der­nières minutes. Paris match m’interroge, fait un article spé­cial, illus­tré de huit pho­tos : Péli­can 45 sor­tant de la fumée, les trappes encore humides ; Milan 73 à contre-jour, dépo­sant une ligne de retar­dant de trois cents mètres de lon­gueur ; Cor­mo­ran 54 lors de sa toute pre­mière approche ; son épave, enfin déga­gée par les lar­gages suc­ces­sifs de ses cama­rades ; les deux pilotes, tout juste sor­tis de leur habi­tacle, cou­rant entre les flammes ; le camion, que j’ai pho­to­gra­phié sans même y pen­ser juste avant de mon­ter dedans ; et, enfin, des por­traits des deux pilotes, réa­li­sés au calme, loin du foyer. D’autres jour­naux en prennent d’autres.

En une jour­née, j’ai gagné plus qu’en un an de piges. Mais sur­tout, mon nom est main­te­nant ins­crit sur les tablettes des jour­naux et maga­zines du pays. J’ai vingt-huit ans, et je viens de prendre les cli­chés qui seront ma carte de visite pour les vingt pro­chaines années.

*

 

19 sep­tembre 2053.

Cela fait trois jours que j’hésite.

Il est temps de me déci­der. La lumière est bonne, avec un très léger halo nua­geux qui filtre un peu le soleil déclinant.

Allons‑y.

Le X700, un vieux Tam­ron 70–210 mm, un Pana­gor 300 mm f/4,5, un Sig­ma 50 mm f/1,4, et un Toki­na 35–70 mm…

Je sors de chez moi.

En contre­bas, des enfants jouent. Plus haut, leurs parents tra­vaillent aux champs.

Je monte le 300. Un coup d’œil sur les mon­tagnes. Les bre­bis ne sont pas encore redescendues.

Elles sont sur la plus haute mon­tagne. L’ombre d’un autre pic arrive juste en-des­sous d’elle, sou­li­gnant le relief de l’endroit. L’éclairage est sym­pa. Je mets le doigt sur le déclen­cheur, en prio­ri­té ouver­ture. f/5,6, la cel­lule me donne un déclen­che­ment au trois cen­tième. D’accord.

Clac. Le miroir est remon­té, les rideaux ont cir­cu­lé. Le levier d’armement, shlick-clac. Le comp­teur est à 8.

Dans le temps, j’aurais fait une deuxième pho­to, à f/8 avec une cor­rec­tion en légère sous-expo­si­tion. Mais je ne veux plus gas­piller le peu de pel­li­cule qui reste. Je suis sûre­ment le der­nier pho­to­graphe de France. Si jamais le mot « France » évoque encore quelque chose.

*

 

18 février 2019.

Moins trente-deux degrés cen­ti­grades. Dieu mer­ci, le D5H n’a pas peur du froid. En revanche, le moteur de l’autofocus de mon Nik­kor 18–200 est gelé. Je suis pas­sé en mise au point manuelle.

Je suis à Paris, où le vent du Nord a ame­né une masse d’air nor­vé­gien. On nous a confir­mé à l’automne que la tem­pé­ra­ture moyenne du globe a aug­men­té d’un degré depuis 1998. Mais elle s’est sur­tout dés­équi­li­brée et par­fois, çà et là, la baisse est beau­coup plus violente.

J’ai enten­du dire que, à Mos­cou, il fai­sait dix-huit degrés la semaine der­nière. Cette infor­ma­tion paraît tota­le­ment irréelle, tan­dis que je déam­bule en tenue polaire dans les rues de la capitale.

J’aurai trente ans demain. J’ai quit­té mes col­lègues il y a trois jours pour par­tir en repor­tage au Mali, mais plus aucun avion ne décolle de France. Alors, je suis là, mar­chant au hasard des rues, pho­to­gra­phiant la tour Eif­fel cou­verte d’une gangue de glace ou les ruines de l’arche de la Défense.

Je vais sur la Seine, cou­verte de cin­quante cen­ti­mètres de glace. Quelques jeunes gens de mon âge jouent au hockey. Un peu plus loin, quelqu’un creuse dans la glace, une canne à pêche à côté de lui.

Je prends, avec une longue focale, une magni­fique pho­to des Champs-Ély­sées. Toute l’avenue, de bout en bout, jusqu’à l’arche de Triomphe. Pas une seule voi­ture ne cir­cule. Il faut dire que le gas-oil a gelé dans bien des réservoirs.

Je monte dans un immeuble et, du bout d’un cou­loir, je pho­to­gra­phie la place de la Concorde. Vide, elle aus­si. Les gens s’entassent au chaud.

Je conti­nue mon tour de capi­tale. Les rames de métro aérien semblent sou­dées à leurs rails, inca­pables de bou­ger, figeant une vue de fin du monde. Les très rares pas­sants n’hésitent pas à prendre pos­ses­sion des voies ferrées.

Plus loin, c’est une belle colonne de glace qui, d’un ché­neau per­cé, des­cend le long de la façade d’un immeuble jusqu’au sol. Il y a un type qui a chaus­sé des pointes et attra­pé des pio­lets, à mi-hau­teur de la cas­cade figée. Il y a aus­si un lot de poli­ciers, qui sau­tillent sur place et se battent les bras dans leur tenue régle­men­taire, atten­dant qu’il tombe ou des­cende pour verbaliser.

Plus loin, je tombe sur un homme, rou­lé dans une cou­ver­ture. Ce n’est pas le pre­mier que je vois, cou­ché ou assis dans ces rues gla­cées ; mais lui n’est pas ins­tal­lé n’importe où. Juste der­rière lui, la porte ver­rouillée d’un immeuble de bureaux, vide. Dans la trans­pa­rence pâle de la vitrine, je vois une plante verte. Il doit fait au moins vingt degrés à l’intérieur.

Je monte le pied. Je prends le plus grand angle pos­sible. J’ouvre à f/11, pour obte­nir deux secondes de pause. Le clo­chard en bas, les immeubles au-des­sus. Clic, le miroir remonte. J’aurais dû prendre la sacoche, ç’aurait été mieux avec un fish-eye. Clac, le miroir retombe.

L’homme res­pire à peine. Je vais cher­cher le SAMU. Il est débor­dé, mais nous reve­nons vingt minutes plus tard. Je prends quelques pho­tos de l’opération. Lorsque les infir­miers le sou­lèvent, l’homme ne bouge pas. En fait, si ce n’était pour le faible brouillard qui s’échappe de ses narines toutes les huit secondes, il pour­rait être mort.

Il le sera d’ailleurs, moins d’une demi-heure plus tard. Il n’aura pas repris conscience.

Le choc des pho­tos. Le vieux slo­gan de Match va bien à L’Express, aujourd’hui. Mon clo­chard est en une, aus­si fixe que l’immeuble vide qui l’écrase. Le seul mou­ve­ment, léger, c’est le brouillard gla­cé qu’il expire. Juste à côté, au kiosque où je suis, Alter­na­tives Éco­no­miques fait sa une sur Julien Phi­lippe, qui vient de faire for­tune dans la vente de radia­teurs élec­triques. Je demande au bura­liste si c’est de l’humour.

— Oui, mais c’est pas drôle.

Ce sera sa seule réponse. Je pho­to­gra­phie son étal. Je veux fixer cette asso­cia­tion extraordinaire.

*

 

19 sep­tembre 2053.

C’est ma femme qui, du haut de ses soixante ans, dirige l’aération du foin. La semaine pro­chaine, il sera mis en botte.

Elle me voit, me sourit.

Je n’ai pas réflé­chi. Le 70–210 était oppor­tu­né­ment mon­té. J’ai juste visé, mis au point, cadré, ouvert d’instinct à f/4 et déclen­ché. Je reprends mon levier d’armement. 9.

Je remonte le Toki­na, plus court, et m’approche. Je règle tran­quille­ment, pour avoir un léger flou de mou­ve­ment, et je pho­to­gra­phie ma fille qui, d’un geste expert, retourne sa four­chée de foin.

Je réarme. 10.

Ma fille se relève.

— Bon sang, mais t’as pas encore fini de mitrailler tout le monde ?

Elle a cet étrange sou­rire en coin qui dit que je fais chier, mais qu’elle m’aime bien quand même. Il y a plu­sieurs mil­liers de pho­tos d’elle dans mes car­tons. Seule­ment quelques dizaines de son fils de huit ans, né après l’extinction de 42, lorsque j’étais reve­nu au film.

C’était dans son labo­ra­toire que j’ai connu ma femme. Elle tenait le der­nier maga­sin pho­to­gra­phique de la région. Elle ven­dait des appa­reils numé­riques, bien sûr, mais elle fai­sait aus­si des tirages. J’y étais entré pour ache­ter un troi­sième D5H avant de par­tir au Mali, j’y étais retour­né deux semaines plus tard pour faire répa­rer la cel­lule de mon pre­mier qui n’exposait plus cor­rec­te­ment au retour d’un Paris gla­cial… Et nous nous étions mariés huit mois plus tard.

*

 

12 octobre 2022.

Ça res­semble au tonnerre.

C’est une explosion.

En moins d’une seconde, le tronc de l’épicéa vient d’éclater. L’arbre tremble sur toute sa hau­teur, les oiseaux affo­lés s’envolent. Il se passe un temps avant que ce véné­rable cen­te­naire com­mence à s’effondrer. Il s’écrase sur lui-même, puis bas­cule sur son flanc.

J’ai envie de pleu­rer. Mais je conti­nue à photographier.

Cent grammes de TNT coûtent moins cher que dix minutes du salaire d’un bûche­ron. Alors, on déboise à l’explosif.

Et puis, c’est urgent : il faut impé­ra­ti­ve­ment déga­ger le ter­rain et finir les tra­vaux avant que les per­mis de construire puissent être annu­lés. Des asso­cia­tions éco­lo­gistes ont dépo­sé un recours contre cette implan­ta­tion, la pre­mière jamais lan­cée dans le parc de Yellowstone.

Il n’a fal­lu que quinze jours pour creu­ser la route. J’ai trou­vé un point d’observation d’où je prends une pho­to au grand-angle, tous les matins, à neuf heures pré­cises. D’une pho­to à l’autre, la route avance, les arbres dis­pa­raissent, les camions s’accumulent, les col­lines se déplacent, les bâti­ments montent.

Le reste de la jour­née, je des­cends de mon pro­mon­toire et je pho­to­gra­phie les tra­vaux. J’enregistre aus­si quelques décla­ra­tions, comme cet ouvrier de qua­rante-deux ans qui me dit, désolé :

— C’est triste. Je suis venu en vacances ici, il y a quelques années, avec mes gosses. Si j’avais eu le choix, j’aurais tra­vaillé n’importe où sauf ici. Mais j’ai besoin de bouffer.

Je reçois un cour­rier élec­tro­nique de ma femme. Elle a accou­ché ce soir… Mais avec huit heures de déca­lage horaire, je reçois la toute pre­mière pho­to de ma fille en début d’après-midi. La pho­to est hideuse, d’ailleurs. Prise avec un smart­phone, dans des condi­tions déli­cates com­pli­quées par une exci­ta­tion exa­gé­rée. C’est la plus laide pho­to ima­gi­nable pour un évé­ne­ment aus­si beau.

Je regarde en des­sous de moi, et c’est bru­ta­le­ment comme si Louis Arm­strong était venu chan­ter son blues le plus triste. J’ai l’impression d’avoir com­mis une abo­mi­na­tion en met­tant un enfant dans ce monde-là. Je regarde la pho­to de ce bout de chou de moins d’une heure. Je regarde le monde qu’on lui pré­pare. La pauvre. La pauvre…

Vingt heures ont pas­sé. C’est encore le matin. Je redes­cends de mon bel­vé­dère où j’ai fait ma pho­to quotidienne.

Il ne m’a pas vu. Vite ! Je change d’objectif. Un 70–300. Il est à cin­quante mètres, peut-être moins.

Plus bas, dans la val­lée, encore une explo­sion. Il regarde dans sa direc­tion. J’ai le cham­pi­gnon de fumée dans le champ, avec une ouver­ture réduite à f/18 pour qu’on le voie bien. Clic.

Il a enten­du l’ob­tu­ra­teur. Il retourne la tête vers moi. Clic.

La chance fait son tra­vail : la ligne de ses bois amène juste sur le séquoia qu’on vient de fou­droyer et qui n’a pas fini de s’effondrer.

Il se retourne, s’enfuit dans les bois.

Début 23, on m’accueille dans des émis­sions de télé­vi­sion. J’y pré­sente Fin du monde, mon pre­mier livre de pho­tos, toutes réa­li­sées dans le Yel­lows­tone. Seule, la der­nière pho­to de l’ouvrage, non légen­dée, est fran­çaise. C’est celle d’un bébé de quinze jours qui voit son père pour la pre­mière fois.

*

 

19 sep­tembre 2053.

Je suis en sous-bois.

Les oiseaux chantent, le bois pousse, les feuilles chantent au gré de la brise.

Il fait un peu sombre pour ma pel­li­cule de 100 ISO. Le X700 pen­douille au bout de sa bandoulière.

J’aime cet appareil.

Cela fait plus de dix ans que je n’utilise que lui.

À par­tir de l’an 40, l’électricité a été ration­née. Nous l’avions dix-huit heures par jour, puis douze.

C’est à ce moment-là que j’ai com­pris que, à un moment ou à un autre, il nous fau­drait nous pas­ser d’électricité. Je n’étais pas le seul à le dire.

De toute façon, nous en consom­mions trop. La raré­fac­tion du pétrole, dès le début des années 20, aurait pu nous pous­ser à éco­no­mi­ser l’énergie ; elle ne réus­sit qu’à nous ame­ner à pro­duire plus d’électricité. Il fal­lait rem­pla­cer, pas éco­no­mi­ser. On ne mar­cha pas plus, on uti­li­sa des voi­tures électriques.

*

16 mars 2025.

Le type à côté de moi me dit que le D5H est com­plè­te­ment dépassé.

Je jette un œil à son matériel.

Il uti­lise un Helios 1s. J’aurais dû m’en dou­ter. Un appa­reil de moins de deux mois, tan­dis que je traîne encore mes monstres de plus de dix ans.

M’en fous. Mes monstres, je les connais à fond. Je ne réflé­chis plus depuis long­temps : je pointe, je règle sans même y pen­ser, je déclenche.

Bien sûr, son jouet est plus léger, plus agréable, plus maniable, il offre une meilleure réso­lu­tion et mitraille à dix-huit pho­tos par seconde.

Acces­soi­re­ment, pour se l’offrir, il a dû dépen­ser mon salaire d’un an. Sans comp­ter les objec­tifs : le construc­teur a chan­gé de for­mat pour les Helios, et il n’a pas pu récu­pé­rer les “cailloux” de son appa­reil précédent.

Il n’y a pas de bruit. C’est le pre­mier truc qui choque lorsque la der­nière Voda­fone passe devant nous. Pour la pre­mière fois, les moteurs élec­triques sont auto­ri­sés à cou­rir en For­mule 1. De quoi assu­rer un peu plus de for­tune aux pays expor­ta­teurs d’uranium.

Clic, clic, clic, dit mon D5H lorsque la nou­velle voi­ture freine devant nous. J’entends, à côté, l’appareil du col­lègue qui fait son cli­cli­cli­cli­clic. J’ai du mal à refré­ner un sou­rire : je gar­de­rai une pho­to de ma rafale de cinq, tan­dis qu’il en gar­de­ra une d’une série de vingt. Je pas­se­rai deux minutes à éli­mi­ner les moins bonnes, il en pas­se­ra dix.

C’est une révo­lu­tion posi­tive, nous disent les construc­teurs de la Voda­fone. La pre­mière For­mule 1 élec­trique doit révo­lu­tion­ner le monde du sport auto­mo­bile. Enfin, les voi­tures de course sont par­fai­te­ment propres, elles aus­si, comme quatre-vingts pour cent du parc auto­mo­bile européen.

Il n’y a pas si long­temps, j’ai fait un repor­tage sur un centre d’enfouissement des déchets nucléaires, à Sou­laines. Trente ans après son ouver­ture, il tenait plus du Nos­tro­mo que de l’Enter­prise. Le béton était cra­que­lé, les fûts avaient rouillé. On soup­çon­nait for­te­ment cet entre­pôt de reje­ter des pro­duits radio­ac­tifs dans son envi­ron­ne­ment et il était cer­tain que, dans le cas contraire, cela n’allait pas tarder.

Mais bon.

Depuis les années 90, le dogme fran­çais en la matière est clair : l’énergie élec­trique est propre, le reste, c’est sale. Acces­soi­re­ment, la France a qua­si­ment fini d’épuiser ses gise­ments d’uranium et devient de plus en plus dépen­dante d’une four­ni­ture étran­gère, essen­tiel­le­ment australienne.

Depuis les années 2000, on a aus­si crié à qui vou­lait bien l’entendre que la cen­trale à fusion serait bien­tôt au point, et que l’énergie élec­trique allait dès lors être abon­dante et encore plus propre.

Vingt-cinq ans plus tard, un seul pro­to­type de réac­teur à fusion fonc­tionne effec­ti­ve­ment. Il pro­duit moi­tié moins d’énergie que le plus petit des cent vingt-sept réac­teurs à fission.

La révo­lu­tion propre passe devant nous.

Aucun doute à avoir : elle va bien aus­si vite que ses col­lègues qui brûlent encore des déri­vés pétro­liers. Je fais un joli filé pen­dant qu’elle passe dans l’épingle. Juste une photo.

Mon voi­sin conti­nue à mitrailler.

Puis, cette magni­fique voi­ture veut en dou­bler une autre, au frei­nage de l’épingle. L’autre ne l’entend pas et se rabat.

Clic. Mon appa­reil n’a pris qu’une pho­to, mais j’ai soi­gné les réglages depuis long­temps et atten­du le moment oppor­tun, celui où la roue de la voi­ture élec­trique monte sur celle de l’autre véhicule.

Clic. Une deuxième pho­to : la Voda­fone sur le flanc, prête à se retourner.

Le voi­sin a fait une rafale d’une ving­taine d’images.

La course est arrê­tée, et l’on peut s’approcher.

Je prends mon deuxième appa­reil, qui est équi­pé d’un grand-angle. Clic.

En trois pho­tos, l’échec d’une socié­té de vitesse et des “solu­tions” en forme de fuite en avant qu’elle propose.

Mon voi­sin n’a pas pris son temps pour régler son appa­reil. Tout est net, les mou­ve­ments sont figés.

Ce seront mes pho­tos qui illus­tre­ront l’article de L’auto-journal.

*

 

19 sep­tembre 2053.

En 2040, j’ai fouillé dans la bou­tique de ma femme. Dans les appa­reils de collection.

Nous n’allions plus avoir d’électricité pen­dant long­temps. Ou alors, ration­née, quelques heures par jour, pas de quoi tra­vailler lorsque l’on uti­lise un appa­reil aus­si gour­mand que mon DMC-80, et qu’il faut un ordi­na­teur pour récu­pé­rer les images, et une impri­mante pour les développer.

Je cher­chais un modèle simple, méca­nique autant que pos­sible. Une ving­taine de vieux appa­reils était là, dans une vitrine.

Je savais qu’il ne serait pas facile de trou­ver de la pel­li­cule, et que cela coû­te­rait cher ; j’ai donc éli­mi­né d’office tous les boî­tiers de moyen for­mat. Avec un peu de regret pour un Mamiya 6x6 que j’aurais volon­tiers adopté.

Il y avait plu­sieurs vieux appa­reils 35mm. Je me rap­pe­lais ce que disaient les anciens pho­to­graphes avec qui j’avais tra­vaillé à mes débuts. Les uns gour­mands en piles, les autres qui vieillis­saient mal…

Va pour le X700. Un appa­reil qui, uti­li­sé en manuel ou en prio­ri­té ouver­ture, avait la répu­ta­tion de faire sa vie avec la même pile. Il était là, avec son lot d’objectifs, auquel ne man­quait qu’un vrai grand-angle.

J’avais réus­si à trou­ver deux autres boî­tiers de X700, que je comp­tais uti­li­ser comme four­ni­tures de pièces déta­chées. Je dus juste chan­ger un joint pour que l’appareil fonc­tionne parfaitement.

J’ai com­men­cé à far­fouiller aus­si dans d’autres bou­tiques, au fil de mes repor­tages. Mais ceux-ci se fai­saient rares : peu de jour­naux parais­saient encore. Il n’y avait plus assez d’électricité pour ali­men­ter toutes les presses du pays. Quant à Inter­net, les sites de presse pei­naient à finan­cer les dépla­ce­ments de reporters…

Je réus­sis à trou­ver un embo­bi­neur et tout le maté­riel pour enfer­mer du film dans une car­touche. Je pus récu­pé­rer un stock de pel­li­cule 100 ISO dans une usine Kodak aban­don­née depuis le nau­frage de la com­pa­gnie. Je trou­vai aus­si l’outil pour tailler cette pel­li­cule, en plaques au for­mat A3, en bandes de 35mm.

Je fis le tour des hor­lo­gers pour me consti­tuer un petit stock de piles. Je trou­vai éga­le­ment, dans les ruines du ser­vice de radio­gra­phie d’un hôpi­tal, les pro­duits dont j’aurais besoin pour déve­lop­per mes films.

Enfin, la chance me per­mit de trou­ver du vrai papier pho­to. J’étais main­te­nant prêt.

Dans un pre­mier temps, je dus me faire la main. Je n’avais jamais uti­li­sé d’appareil à pel­li­cule et j’a­vais beau­coup de réflexes à cor­ri­ger. Il me fal­lut par exemple un moment pour admettre que l’ap­pa­reil ne pou­vait ajus­ter auto­ma­ti­que­ment la sen­si­bi­li­té du film.

Apprendre à déve­lop­per mes néga­tifs fut une autre épreuve, sans par­ler du pas­sage au posi­tif sur papier pho­to. Je gas­pillai deux feuilles de pel­li­cule, une cen­taine de mor­ceaux de papier et trois bons litres de révé­la­teur avant d’arriver à quelque chose.

En décembre 41, la chance me fit tom­ber sur un globe d’éclairage qui fil­trait infra­rouges et ultra-vio­lets de la lumière solaire pour lais­ser pas­ser une lumière blanche. Je mon­tai ce globe à tra­vers le pla­fond du labo, et j’obtins ain­si un éclai­rage uti­li­sable pour faire mes tirages. Je pla­çai sur le globe un obtu­ra­teur sous la forme d’un filtre rouge foncé.

J’aime ce X700. Il m’a fal­lu long­temps pour l’apprivoiser, mais j’ai fini par le comprendre.

J’ai juste chan­gé les rideaux en 45, et un conden­sa­teur en 48.

*

 

20 avril 2037.

Aéro­port Saint-Exu­pé­ry, à Colombier-Saugnieu.

Je suis en bout de piste 36 droite.

J’attends.

Nous sommes une dizaine de pho­to­graphes. Tous prêts, avec les télé­ob­jec­tifs. J’ai loué spé­cia­le­ment un 500mm f/4,5 pour mon DMC-80. Nous atten­dons patiem­ment un Air­bus 350.

Ce sera le der­nier atter­ris­sage d’un avion d’Air France. La com­pa­gnie cen­te­naire met­tra la clef sous la porte dès que ces cent quatre-vingts tonnes de métaux et de com­po­sites auront rejoint le sol. Ensuite, c’est l’aéroport de Lyon qui fer­me­ra : Air France est la der­nière com­pa­gnie à l’utiliser.

Le pétrole coûte main­te­nant plus de mille dol­lars le baril. Dans quelques minutes, Air France aura vécu et il ne res­te­ra plus que quatre com­pa­gnies aériennes sur l’ensemble de la pla­nète : Uni­ted Air­lines, Emi­rates, All Nip­pon Air­ways et Aero­flot. Dans trois ans, il n’en res­te­ra aucune.

Per­sonne ne vou­dra de cet A350 d’occasion. Il est l’un des der­niers repré­sen­tants d’une espèce bien­tôt dis­pa­rue : l’avion de ligne. Seuls quelques richis­simes indi­vi­dus ont encore les moyens d’alimenter un jet privé.

L’Airbus s’approche. Déjà, les appa­reils cré­pitent. Il passe au-des­sus de nos têtes, brû­lant ses der­niers gal­lons du pré­cieux liquide, et touche la piste dans un chuin­te­ment carac­té­ris­tique. Il gagne la piste de déga­ge­ment, et nous le sui­vons jusqu’à son stationnement.

Je le retrouve là, un quart d’heure plus tard. Il trans­por­tait vingt-deux pas­sa­gers. Vingt-deux nos­tal­giques qui, comme lors de la der­nière tra­ver­sée de Concorde, plus de trente ans plus tôt, auront payé un billet fac­tu­ré plus de dix mille euros.

Je monte mon 18–300 habi­tuel, range pré­cau­tion­neu­se­ment le télé­ob­jec­tif hors de prix, et fais une der­nière pho­to de cet oiseau main­te­nant défi­ni­ti­ve­ment au sol.

J’imagine la suite.

Il va être ven­du au poids des métaux. Puis on va démon­ter ce qui sera uti­li­sable, décou­per le reste, le réduire en petits mor­ceaux que l’on va recycler.

Sur la route du retour, je regarde autour de moi, dans ce train élec­trique qui avance à moins de cent kilo­mètres à l’heure sur l’ancienne ligne à haute vitesse.

Les gares à l’abandon. Les ban­dits qui vous délestent tran­quille­ment d’une jour­née de paye pour vous lais­ser pas­ser entier. J’envisage de leur consa­crer un repor­tage, mais aucun jour­nal ne vou­dra le finan­cer. Ils se contentent main­te­nant de relayer l’information gou­ver­ne­men­tale, celle qui dit que la France est un pays com­pé­ti­tif dont les entre­prises attirent les capi­taux étran­gers, celle qui dit que seul un grand pays pou­vait gar­der aus­si long­temps une com­pa­gnie aérienne. Celle qui dit que le gou­ver­ne­ment contrôle l’ensemble du territoire.

*

 

19 sep­tembre 2053.

Un jour de décembre 42, l’électricité a été cou­pée deux heures avant l’heure pré­vue. Nous ne l’avons pas su : nous étions à la chasse. Ce n’est qu’en ren­trant que les enfants nous l’ont dit.

Nous pen­sions que le ration­ne­ment était pas­sé de six à quatre heures.

En fait, l’électricité ne revint jamais.

La vie n’en fut pas beau­coup plus dif­fi­cile : il y avait long­temps que nous avions ré-appris à faire des torches en bois pour nous éclai­rer, et plus per­sonne ne se chauf­fait à l’électricité depuis le début des restrictions.

Fina­le­ment, c’est sans doute moi qui en souf­fris le plus : je ne pou­vais plus déve­lop­per pen­dant des jours entiers, en atten­dant que la lumière solaire soit suf­fi­sante pour uti­li­ser mon bricolage.

Je retourne au village.

Sur le che­min, je ren­contre mon petit-fils. Il m’ignore roya­le­ment : mani­fes­te­ment, aujourd’hui, c’est lui qui com­mande le groupe des gamins du vil­lage et peu lui importe que je passe par là.

Je marche encore. Le Soleil est main­te­nant presque pas­sé, et j’ai presque fini de revoir mes pho­tos les plus mar­quantes, celles qui ont fait date dans mon sou­ve­nir — même si elles n’ont pas toutes mar­qué les autres.

Pour­quoi je repense ain­si à tout cela ?

Brus­que­ment, je com­prends. C’est l’évidence même.

Au prin­temps der­nier, j’ai trans­for­mé en bobines ma der­nière feuille de pellicule.

La semaine der­nière, j’ai enta­mé ma der­nière bobine.

Il paraît que quelqu’un qui meurt revoit sa vie défiler.

Je meurs.

J’ai vécu par la pho­to­gra­phie, j’ai vécu pour la pho­to­gra­phie. Un métier, une pas­sion, une chance inouïe. Pour­quoi, dans mes col­lègues, étais-je le seul à régu­liè­re­ment régler manuel­le­ment mon appa­reil, au lieu de lui faire aveu­glé­ment confiance ? Pour­quoi suis-je le seul à avoir pré­fé­ré reve­nir avec un bon vieux boî­tier argen­tique, plu­tôt que d’arrêter lorsque le manque d’électricité a condam­né le numérique ?

“J’ignore quelles armes seront uti­li­sées lors de la troi­sième guerre mon­diale. Mais la qua­trième ver­ra reve­nir les sur­vi­vants, armés de bâtons.”

Mon bâton à moi, qui a rem­pla­cé la haute tech­no­lo­gie lorsqu’il fal­lut y renon­cer, c’est ce X700. Et j’ai conti­nué, seul, le com­bat de la pho­to. J’ai redé­cou­vert le métier, débar­ras­sé des automatismes.

La fin de cette der­nière bobine, c’est la fin d’une vie.

Je cherche quelle sera la der­nière pho­to. Il faut qu’elle soit belle. Je ne veux pas la rater.

Finir en beau­té, en quelque sorte.

Je sais déjà que je vais soi­gner cette der­nière pho­to. De la prise de vue au développement.

*

20 mars 2040.

J’ai mar­ché trois jours, mais j’y suis.

Je suis arri­vé en ville. Je veux voir com­ment l’État “contrôle” les régions qui, la der­nière fois où j’ai pris un train, m’ont paru plu­tôt libé­rées du pou­voir central.

Dans les temps anciens, lorsque j’ai fait quelques repor­tages dans des ter­ri­toires en guerre, on ne tirait pas sur un pho­to­graphe. Pas déli­bé­ré­ment, disons.

Les com­bat­tants étaient fiers. La pho­to les flat­tait. Même s’ils n’avaient aucune chance de voir leur image, ils étaient fiers qu’elle existe, et qu’elle montre à jamais leur valeur.

Une vraie réac­tion de mec, comme disait ma fille, avant d’ajouter que les mecs avaient la cer­velle d’un paon, qui fait le beau avec sa queue.

Là, une fois encore, mon sésame s’appelle DMC-80. Je n’ai que deux objec­tifs : un 18–300 et un 50 très lumi­neux, ouvrant à f/1,4.

On m’accueille. Je parle du gou­ver­ne­ment, en termes choi­sis pour être à la fois diplo­ma­ti­que­ment accep­tables et pro­fon­dé­ment insul­tants, et mes inter­lo­cu­teurs embrayent automatiquement.

Ils sont moins diplo­mates, mais plus insul­tants encore. Ils me parlent des rondes de police, de la télé qui per­siste à pré­tendre que le pays est sous contrôle, tan­dis qu’ils montent des assauts sur les cen­trales élec­triques pour récu­pé­rer un peu plus d’énergie pour leurs voi­tures ou qu’ils arrêtent des trains pour détrous­ser les voyageurs.

Le len­de­main, je suis invi­té à les accom­pa­gner dans l’assaut d’un poste de police. Je soup­çonne vague­ment que ma pré­sence les a déci­dés à lan­cer une opé­ra­tion qui leur trot­tait dans la tête depuis long­temps. Une action pour l’honneur, mais visant aus­si à leur assu­rer une domi­na­tion sans par­tage sur la ville. On pour­rait presque dire qu’il s’agit d’une OPA hos­tile sur une entre­prise concurrente.

Ils sont orga­ni­sés comme un com­man­do. Cela fait dix ans que les « troubles » ont com­men­cé ; les milices qui per­sistent sont aus­si effi­caces que les armées régu­lières. Et aus­si bien armées, d’ailleurs.

L’attaque dure moins de dix minutes, durant les­quelles mon appa­reil prend une cen­taine d’images. Des pho­tos trou­blantes, je m’en aper­çois plus tard : il n’est pas tou­jours pos­sible de dire qui est le poli­cier et qui est l’« anar­chiste » dénon­cé par le gou­ver­ne­ment. Les tenues sont proches, les atti­tudes sont iden­tiques. Je suis trou­blé par cette res­sem­blance étrange, ces com­por­te­ments que j’avais oubliés.

Je les avais connues, ces ambiances de com­bat. J’avais été sur des fronts réguliers.

Et je savais, main­te­nant, que la France était en guerre. Ce n’étaient pas des sou­lè­ve­ments ponc­tuels, comme l’affirmaient nos diri­geants théo­riques. C’était une guerre. La même que celle que j’avais cou­verte en Corée, lorsque les États-Unis s’étaient déci­dés à y retourner.

Je ne ramène pas la même image bou­le­ver­sante que celle que j’avais à mon retour de Corée, la jeune femme-sol­dat dont la tête était en train d’exploser sous l’impact d’une balle américaine.

Mais ce sont là des images mal­saines, trou­blantes. L’occupant, ici, est le gou­ver­ne­ment élu, qui reste en place depuis huit ans en invo­quant l’état de crise mais qui pré­tend que tout est par­fai­te­ment sous contrôle. Les mili­ciens sont de la même natio­na­li­té, ils parlent la même langue. Et cette simi­li­tude se voit sur les images.

Per­sonne ne veut de mon repor­tage. Per­sonne ne veut de mes images. On ne dit pas que notre pays occupe son propre peuple ; on ne dit pas que seul le hasard fait des citoyens ou des miliciens.

On ne dit pas que l’on se bat avant tout contre soi-même.

On ne dit pas ce que le gou­ver­ne­ment ne dit pas.

*

 

19 sep­tembre 2053.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Elle a treize ans. C’est la fille du voi­sin du des­sus, celui qui, en ce moment même, fait des­cendre ses bre­bis vers les parcs de nuit.

— Des photos.

— Je peux essayer ?

J’hésite.

J’éteins l’appareil, je le lui tends. Je lui explique com­ment le tenir.

— On voit rien.

Je lui fais tour­ner la bague de mise au point, jusqu’à ce que l’indicateur de dis­tance soit sur l’infini.

Puis, je lui explique com­ment faire son cadrage et pré­ci­ser sa mise au point, à l’aide du stig­mo­mètre. J’avais appris la même chose à ma fille, mais c’était à l’époque du numé­rique et de la pho­to illimitée.

Elle écoute. Elle s’intéresse.

Je renonce à ma der­nière pho­to et j’allume l’appareil.

Je lui explique quand même que c’est la der­nière, la toute dernière.

Nous redes­cen­dons vers le vil­lage. Le Soleil devient rasant.

Sou­dain, elle avise un couple. Des voi­sins, toujours.

C’est cette image-là qu’elle veut. On dis­cute une seconde de com­ment la faire.

Elle se glisse der­rière eux, de manière à ce que le Soleil cou­chant les découpe à contre-jour. Ils s’embrassent, et j’entends le miroir claquer.

Elle me ramène l’appareil. Je prends le levier de réar­me­ment, mais il ne va pas au bout : j’ai bien comp­té. Dix pho­tos sur les qua­rante-deux cen­ti­mètres de mon der­nier film.

Le len­de­main, quand le Soleil est levé, je développe.

Elle a réussi.

La der­nière pho­to du monde, sans doute.

Un bai­ser pris à la volée.

(02/2006)