Pré­cé­dent Intro­duc­tion Sui­vant

Le Rude­val est une val­lée creu­sée entre trois mon­tagnes. Si l’on excepte les pistes fores­tières et les sen­tiers qui fran­chissent les mon­tagnes, il n’y a donc qu’un moyen d’y péné­trer : la route dépar­te­men­tale. Celle-ci part de Barin, et monte à Furet en sui­vant le ruis­seau. La voie fer­rée du col du Cibrot la croise juste en-des­sous d’un étran­gle­ment entre deux mon­tagnes. Cet étran­gle­ment se maté­ria­lise par une falaise ver­ti­cale qui, il y a quelques mil­lé­naires, devait joindre les deux mon­tagnes. Aujourd’­hui, elle a été creu­sée par le ruis­seau sur une dizaine de mètres de hau­teur et le sur­plombe, ain­si que la route. Lorsque l’on passe cet étran­gle­ment, on arrive dans une zone qui s’é­lar­git rapi­de­ment. On vient d’en­trer dans le Rudeval.

Ensuite, la route s’é­loigne un peu du ruis­seau, en mon­tant, pour rejoindre Furet. Puis elle conti­nue à mon­ter jus­qu’à Bastide.

Un kilo­mètre avant l’ar­ri­vée à Bas­tide, une route plus étroite encore part à la mon­tée et ser­pente le long de la mon­tagne jus­qu’à Permon.

Ce sont les seules routes gou­dron­nées du Rude­val. Une impasse de huit kilo­mètres. Contrai­re­ment à Léhault ou au Fond, où l’on peut arri­ver par plu­sieurs che­mins, on ne peut arri­ver aux vil­lages de Rude­val que par Barin.

Aus­si, nous avions déci­dé de sur­veiller l’é­tran­gle­ment. En gar­dant cet endroit à l’oeil, on pou­vait connaître la liste exacte des véhi­cules pré­sents dans la val­lée : seuls des tout-ter­rain auraient pu pas­ser par les pistes.

Le 5 juin, Claude, Régine et Kumi­ko sur­veillaient l’étranglement.

Ils avaient un fusil cha­cun. La veille, trois camions mili­taires avaient pas­sé la jour­née à patrouiller dans le vil­lage. Depuis la mort de Jean, ou plu­tôt depuis qu’un sol­dat s’é­tait fait abattre, ils pas­saient leur vie à patrouiller. Ils arri­vaient en camion, pas­saient l’é­tran­gle­ment, remon­taient jus­qu’à Per­mon, redes­cen­daient à Bas­tide, retour­naient à Furet et recommençaient.

Ce jour-là, nous avions déci­dé d’af­fir­mer notre pro­prié­té sur le vil­lage. Nous savions que les sol­dats avaient tou­jours des rations de sur­vie et des armes. Nous avions besoin des unes comme des autres.

En consé­quence, nous nous étions ras­sem­blés sur Paillé, ce qui nous don­nait une vue impre­nable sur l’é­tran­gle­ment. Les trois veilleurs étaient en face, à proxi­mi­té immé­diate de la route.

Ils firent signe lorsque le camion arri­va. Il était qua­torze heures.

On des­cen­dit alors de notre poste de veille, et l’on fit bar­rage sur la route. Trente-deux per­sonnes, côte à côte, en quatre ran­gées, sur la route. Aucune n’é­tait armée, bien qu’une dizaine de fusi­liers fussent cachés à proximité.

J’é­tais entre Tori et Yoru. Au deuxième rang.

Le camion s’arrêta.

On enten­dit un gron­de­ment. Un mili­taire des­cen­dit et vint à la porte du chauf­feur. Il com­men­ça à crier dans sa direc­tion, avant de nous apercevoir.

Il s’ap­pro­cha de nous.

– Déga­gez la route ! Nous sommes de l’ar­mée fran­çaise en mis­sion de paci­fi­ca­tion ! Lais­sez-nous passer !

– Vous pré­ten­dez paci­fier quoi ?, deman­da quelqu’un.

– Il y a des ter­ro­ristes dans cette région, qui menacent la sécu­ri­té des per­sonnes. Pour votre propre sécu­ri­té, lais­sez-nous passer !

– Vous cher­chez quoi ?

– Nous cher­chons des per­sonnes qui aident des ter­ro­ristes fugi­tifs. Un de nos hommes a été abat­tu mer­cre­di par ces ter­ro­ristes. Nous avons pour mis­sion de les inter­pel­ler et de les empê­cher de nuire. Main­te­nant, lais­sez-nous passer !

– Qu’est-ce qu’il dit ?, deman­da un vieux.

– Il dit qu’il veut nous arrê­ter, répon­dit Mona. Il dit qu’on est des ter­ro­ristes. Il dit qu’on a tué un bidasse.

– On a tué per­sonne ! C’est eux qui ont tué Jean !

Le mili­taire devait brus­que­ment avoir com­pris, puis­qu’il s’exclama :

– Vous êtes les tueurs ! Sec­tion, des­cen­dez du camion, en posi­tion ! On les arrête !

Mona fit deux pas en avant.

– Vous croyez peut-être qu’on va se lais­ser faire ? On est chez nous à Furet et on ne va pas vous lais­ser pas­ser. Ren­trez chez vous et fou­tez-nous la paix, c’est tout ce qu’on vous demande !

Il y eut une salve d’ap­plau­dis­se­ments pour conclure son discours.

– Sec­tion, arrê­tez ces hommes !

Ce fut la seule réponse.

Les mili­taires mar­chèrent vers nous, fusils en ban­dou­lière. Lors­qu’ils furent à deux mètres, Yoru avan­ça en les interpellant :

– Vous faites quoi ? Vous croyez vrai­ment qu’on va se lais­ser faire ? On n’est pas des ter­ro­ristes, on a tué per­sonne ! Vous, par contre, vous avez tué mon père ! Votre sol­dat, il allait tirer sur nous ! On était en légi­time défense ! On va pas se lais­ser faire, on va vous foutre dehors ! Vous n’a­vez rien à foutre ici !

Un sol­dat s’ap­pro­cha d’elle.

Un coup de feu cla­qua, et il se cou­cha. Kumi­ko ne sup­por­tait pas que l’on touche à sa progéniture.

Aus­si­tôt, d’autres tirs cla­quèrent et d’autres sol­dats se couchèrent.

Ceux qui ne se cou­chaient pas se retour­naient, met­taient en joue et cher­chaient à tirer.

En trois secondes, trente-deux per­sonnes s’é­taient rabat­tues dans les fourrés.

Deux sol­dats étaient tom­bés près de nous. Mona prit un fusil. Je l’imitai.

Il y avait des gens qui criaient der­rière nous. Des coups de feu par­taient, encore, en tous sens. Pour­tant, la situa­tion n’é­tait pas confuse. Je savais où j’é­tais. J’ai cou­ru, cour­bé, dans les bois, pour des­cendre en aval du camion. Mona m’a­vait suivi.

Puis j’ai mis en joue un sol­dat armé. J’ai tiré un coup, unique, et le sol­dat est tom­bé. Une déto­na­tion cla­qua à mes cotés, et un autre sol­dat tomba.

La bataille fut courte. Il n’y eut pas cinq minutes entre le pre­mier coup de feu et le moment où les der­niers sol­dats lâchèrent leurs armes et ten­dirent les mains vers le ciel. Ensuite, il y eut encore une dizaine de secondes avant que les tirs ne s’arrêtent.

J’a­vais tiré huit balles, tou­chant cinq cibles ; Mona avait tiré quatre balles et tou­ché quatre soldats.

On fit les comptes. Des douze sol­dats, seuls deux n’a­vaient pas été bles­sés. Trois étaient morts. Le chef de sec­tion avait reçu pas moins de douze balles. Il n’y avait qu’un seul bles­sé de notre coté : un pro­jec­tile avait tra­ver­sé de part en part le bras gauche de Claude.

On fouilla le camion. On y trou­va une trousse de secours.

Régine s’oc­cu­pa de son mari, et les sol­dats indemnes de leurs col­lègues bles­sés. Nous avions récu­pé­rés leurs armes.

Le camion nous en livra d’autres. Nous avions gagné ce jour-là une ving­taine de fusils, des muni­tions à pro­fu­sion et du plas­tic. En atten­dant d’en avoir l’u­ti­li­té, on prit tout cela dans nos sacs pour le gar­der soigneusement.

– Vous direz à vos supé­rieurs que nous ne sommes pas des tueurs, deman­da Armand aux sol­dats. Pour­tant, vous avez enle­vé ma femme et tué un ami. Tout ce que nous vou­lons, c’est que vous nous lais­siez en paix. Ici, c’est chez nous. Fou­tez le camp et ne reve­nez pas. On dégage !

En quelques secondes, tout le monde dis­pa­rut dans les four­rés. On remon­ta sur Paillé.

Les deux valides aidaient les autres sol­dats à mon­ter dans le camion. Puis, il embar­quèrent leurs trois cadavres.

Enfin, ils démar­rèrent. Ils firent demi-tour sur la place de Furet et repartirent.

Nous conti­nuâmes à mon­ter. Claude fati­guait plus vite que d’ha­bi­tude, mais il arri­vait encore à suivre le rythme du groupe.

On s’ar­rê­ta aux grottes de Lazest. Après cinq kilo­mètres, Claude avait fati­gué brus­que­ment. Il fit le der­nier kilo­mètre appuyé sur Régine.

Autant de gens que pos­sible s’en­tas­sèrent dans les grottes. Quelques autres déci­dèrent de retour­ner sur Char­vest. Enfin, nous fûmes une dizaine qui dor­mîmes à la belle étoile.

Mona, Anne, Yoru, Tori et moi nous ins­tal­lâmes pour la nuit à l’é­cart du reste du maquis. On par­la long­temps. Puis on se coucha.

On se leva le len­de­main vers huit heures.

– Bien dor­mi ?, me deman­da Mona.

– Très mal, comme d’habitude.

– A chaque fois que je me suis réveillée, tu avais les yeux ouverts.

– Je sais. J’ai dû dor­mir cinq heures à peu près.

– C’est mar­rant, je te croyais plu­tôt gros dormeur.

– Je suis gros dor­meur. Mais ces temps-ci, je n’ar­rive pas à dor­mir. Je me réveille une heure après m’être endor­mi, encore plus fatigué.

– Le stress ?

– Non, pas vrai­ment. Plu­tôt l’in­quié­tude. Enfin… J’ai tou­jours eu du mal à dor­mir dans les condi­tions dif­fi­ciles… Quand je gam­berge, quand je ne sais pas où je mets les pieds, quand j’ai l’im­pres­sion que tout va de travers.

– Avant les examens ?

– Non, avant les exa­mens, je dors plu­tôt bien d’or­di­naire. Jus­te­ment, je sais com­ment ça va se pas­ser, un exa­men. Que ça se passe bien ou mal, j’ai rare­ment eu des surprises.

– Tu en as, de la chance… Moi, les inter­ros, ça se ter­mi­nait sou­vent à la limite…

Elle se tut, puis ajou­ta avec un sou­rire désabusé :

– C’est pour ça que je suis là, d’ailleurs…

Dans la mati­née, on retour­na vers Char­vest. Claude avait eu une bonne nuit pour récu­pé­rer. Sa bles­sure ne sai­gnait plus et il se sen­tait capable de mar­cher jus­qu’à la “mai­son”.

Cepen­dant, il nous fal­lut plus de temps qu’à l’ac­cou­tu­mée. Claude ne mar­chait pas encore aus­si rapi­de­ment que d’ha­bi­tude. Il lui fal­lait encore de longues pauses.

C’est au cours de l’une d’elles que l’on remar­qua la colonne de camions qui arri­vait à Furet. Les mili­taires s’é­taient dépla­cés en nombre.

On les vit ras­sem­bler la popu­la­tion sur la place du vil­lage. La réunion dura plus d’une heure. Puis ils se dis­per­sèrent : deux camions prirent la route vers Bas­tide, tan­dis que les autres res­taient à Furet.

On prit à peine le temps de manger.

Mona et moi repar­tîmes presque aus­si­tôt vers les ruines du Veillard. On y arri­va après à peine une heure de marche rapide. On rele­va la boîte aux lettres.

“Aujourd’­hui est un bien triste jour, encore une fois. Ce matin, un bataillon com­plet s’est ins­tal­lé à Furet. Quelques-uns sont mon­tés à Bas­tide. Les autres sont res­tés au village.

Ils ont réqui­si­tion­né les mai­sons vides et nous ont inter­dit de quit­ter le vil­lage. Il n’est donc plus ques­tion de vous ravi­tailler comme nous le fai­sions jusqu’alors.

L’en­ne­mi est dans nos murs ; il s’est ins­tal­lé dans vos mai­sons. Il a pris la mai­rie comme quar­tier général.

J’ai deman­dé à ma petite-nièce de vous appor­ter ce mot pour vous pré­ve­nir. J’es­père qu’ils ne s’en pren­dront pas à une enfant de six ans qui veut pro­me­ner son chien.”

Le mot n’é­tait pas signé, mais l’é­cri­ture était celle de Joseph Belhomme.

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