18 jan­vier 2003.

Je conduis. Il fait nuit noire… Quelle heure peut-il être ?

Je jette un œil au chro­no­mètre du tableau de bord. Il est vingt-deux heures pas­sées. Nous rou­lons depuis six heures et demie du matin.

Je roule, encore et tou­jours. On doit être à une cin­quan­taine de kilo­mètres de La Bollène.

La route est un ruban noir, entre deux ran­gées d’arbres, tor­du et étroit. Les talus sont cou­verts de neige. Il doit faire dix degrés dans la voi­ture, moins cinq dehors.

À chaque courbe, appa­raît une courte ligne droite, sui­vie d’un virage. Les phares éclairent cent cin­quante mètres de ruban noir. Et on roule, encore et toujours.

Je n’ai même plus froid. Je braque, à chaque virage, pour décou­vrir der­rière lui son cou­sin ger­main. Et on tourne, et on roule.

Dans le fais­ceau de phares, je vois un lièvre tra­ver­ser, au loin. Il court. Saute sur le talus, puis, d’un bond, se perd dans les arbres.

Le ruban conti­nue à se dérou­ler sous mes roues.

Il doit res­ter une qua­ran­taine de kilomètres.

Yoko est avec moi. Elle dort. Je conduis aus­si régu­liè­re­ment que pos­sible, un peu pour m’é­co­no­mi­ser et beau­coup pour ne pas la réveiller. J’ai ren­tré la troi­sième, il y a une éter­ni­té de cela, et je ne me sou­viens pas d’a­voir chan­gé de vitesse depuis long­temps. La route est tou­jours un enchaî­ne­ment des même lignes droites de cent mètres et de virages plus ou moins aveugles.

Ici ou là, on trouve une plaque de ver­glas. À la vitesse où je roule, les pneus y accrochent comme sur du gou­dron. C’est à peine si un lent contre-bra­quage est par­fois nécessaire.

Je sens que je fatigue.

Au-delà du talus, je devine des pins syl­vestres. Leurs branches, alour­dies de neige, des­cendent bas. Cer­taines touchent même terre, et l’on a l’im­pres­sion d’un mon­ti­cule de neige qui se trans­forme en arbre.

Encore trente kilomètres.

Cela fait une éter­ni­té que je n’ai pas vu de voi­ture. On cir­cule peu, un dix-huit jan­vier au soir, sur les routes des mon­tagnes autour de La Bol­lène. Je ne sais pas exac­te­ment où je suis. Cela fait deux éter­ni­tés que je n’ai pas vu de pan­neau indicateur.

Yoko sau­rait cer­tai­ne­ment, mais je ne veux pas la réveiller pour si peu. Cela fait encore plus long­temps que je n’ai pas vu de car­re­four ; je ne vois pas com­ment je pour­rais m’être per­du. Alors, je roule.

La tem­pé­ra­ture chute régu­liè­re­ment. Pour une fois, nous avons un vrai hiver. Le pre­mier depuis trois ans.

Il y a un mètre de neige sur les talus, trente cen­ti­mètres dans les champs.

La nuit der­nière, il a fait moins vingt. Aujourd’­hui, bour­rasques de neige sur ciel cou­vert. Et voi­là que les étoiles appa­raissent vers dix-neuf heures, juste comme la tem­pé­ra­ture com­mence à bais­ser. Les nuages s’en vont et laissent le ther­mo­mètre dégringoler.

Au plus chaud de la jour­née, il a fait trois degrés. La météo a annon­cé moins dix pour cette nuit, mais elle n’a­vait pas pré­vu la dis­pa­ri­tion des nuages.

Il est vingt-deux heures trente, et les moins dix sont sans doute déjà là.

Et il me reste vingt kilomètres.

Dans les virages à droite, je regarde dor­mir Yoko. Le reflet de mes phares et la lune l’é­clairent à peine. Je la vois comme une ombre, de pro­fil, avec son petit nez qui se détache à peine du visage. La neige reflète la lumière pour décou­per, comme une ombre chi­noise, le pro­fil de ma japonaise.

Par le pare-brise, la lumière de la lune arrive à jeter une lueur bla­farde sur ses cuisses et son ventre. J’ai l’im­pres­sion qu’elle est ampu­tée au niveau des genoux : ses jambes, sous le tableau de bord, ne sont pas du tout éclairées.

Confiante, elle dort. Elle tente de récu­pé­rer un peu après la jour­née que nous avons eue.

Après tout, cela fait dix-huit heures que nous roulons.

Elle est jolie, ain­si, sa tête que je devine légè­re­ment de coté, sur l’ap­pui-tête, dor­mant pai­si­ble­ment. Ses bras tombent le long de son corps, ses mains sur ses cuisses. Je repense à ce qu’elle m’a dit il n’y a pas si longtemps.

Une biche me tire de ma rêve­rie en tra­ver­sant devant moi. Je n’ai pas besoin de frei­ner ou de bra­quer : elle a tra­ver­sé la route d’un bond, et sau­té le talus d’un second. Silen­cieu­se­ment. Le bruit du moteur, à la longue, devient le silence. Je n’ai pas enten­du de bruit depuis la der­nière fois où j’ai dou­blé une voiture.

Enfin, en voi­ci une. Elle arrive der­rière moi, se rap­pro­chant rapi­de­ment. A la forme des phares, j’i­den­ti­fie une Lan­cer. Elle me double en trombe, elle aus­si presque silen­cieuse, à peine le sif­fle­ment du tur­bo. Je ne sais qui a volé les bruits. Peut-être les talus de neige ?

Je pour­rais sans doute la suivre, mais je suis mon tableau de marche. Ce n’est pas la peine de lever le rythme. Je suis dans les temps.

Mon angoisse concer­nant l’i­ti­né­raire a dis­pa­ru. Je ne suis plus seul, même si la Lan­cer est main­te­nant loin devant. Même si je l’ai déjà per­due de vue.

Dans dix kilo­mètres, on arrive.

Presque mal­gré moi, je sens mes yeux papillon­ner. Dif­fi­cile de res­ter éveillé après dix-huit heures de route lorsque le ruban est aus­si mono­tone et que tout semble se pas­ser au ralen­ti, dans un silence feutré.

Len­te­ment, j’ai lais­sé la voi­ture ralen­tir. Je ne veux pas réveiller Yoko.

La voi­ture s’est arrê­tée. J’ai mis le frein. Je sais pour­tant que je dois bou­ger, si je ne veux pas m’en­dor­mir en sur­saut et me réveiller demain, à midi, tou­jours au bord de la route.

Une voi­ture arrive. Elle s’ar­rête à ma hau­teur. C’est Benoît. Je ne savais même pas qu’il était der­rière moi. Nous sommes de la même région, et son père s’oc­cupe par­fois de ma voiture.

— Un problème ?

Je suis presque sur­pris d’en­tendre un bruit. Je réponds :

— Non, ça va… Je suis juste un peu fati­gué, je vais me boire une tasse de café et ça ira…

— Okay, j’y vais… Traîne pas trop, quand même, je suis le der­nier. Il n’y a plus que le balai derrière.

Un signe de la main, et il remonte en voi­ture et repart.

Je sais ce que je devrais faire…

Je devrais me retour­ner, prendre le ther­mos der­rière le siège, m’en ser­vir un gobe­let, le boire et reprendre la route.

Je devrais…

Il y a juste cette phrase qui me trotte en tête.

“Mon père ferait un grand-père formidable”…

J’y pense depuis long­temps. Depuis une bonne heure.

Le ber­ce­ment des virages ayant dis­pa­ru, Yoko se réveille.

— La Bollène ?

Les yeux embru­més, elle met un temps à réa­li­ser que nous sommes au milieu de nulle part.

À mille milles de toute terre habitée.

Pas de com­mis­saire, pas de foule, per­sonne. À peine, peut-être, un san­glier ou un blai­reau, per­du dans les bois, à la recherche de quelque chose à grignoter.

Comme je reste immo­bile, Yoko me regarde, interloquée.

— Tu te sou­viens du nou­vel an ?

Elle émerge doucement.

— Quoi ? On devrait pas rou­ler, là ?

— Michèle Mou­ton a arrê­té le ral­lye pour avoir des enfants. Il vau­drait peut-être mieux s’y prendre avant…

Elle est surprise.

— Quoi ? C’est pour ça que tu t’es arrê­té ? Je croyais que c’é­tait réglé… J’é­tais saoule, c’est tout…

Elle se recale dans son siège et reste silencieuse.

Puis, elle risque :

— Tu es sérieux ?

Et, comme je ne réponds pas, elle se détache, et m’embrasse…

Que nous ayons fini par dépas­ser les délais de mise hors-course alors que nous étions deuxième des Super 1600 est un détail. Car c’est sans doute cette nuit-là, à dix kilo­mètres au sud de La Bol­lène, que Asat­suyu fut conçue.

(21/07/01)