Pré­cé­dent Intro­duc­tion Sui­vant

La mise en place du couvre-feu eut sans doute l’ef­fet escomp­té : pri­vés de nos aides dans la popu­la­tion, nous man­quions d’in­for­ma­tions sur les mou­ve­ments de troupes et, sur­tout, nous devions vivre en autar­cie. La pre­mière neige avait lais­sé la place à la seconde, plus légère, plus froide, et la fin novembre nous vit tra­cer et retra­cer des pistes, tout au long du Rude­val, plus nom­breuses que jamais, pour ten­ter de les brouiller. Nous res­tions à couvert.

Dieu mer­ci, les sol­dats se relayaient. Les mou­ve­ments conti­nuaient régu­liè­re­ment, des troupes fraîches rele­vant celles qui étaient en zone hos­tile depuis trop long­temps. C’est ain­si qu’au­cun mili­taire n’eut la pos­si­bi­li­té d’ac­qué­rir une connais­sance du ter­rain com­pa­rable à la nôtre.

En outre, dans le froid, les sol­dats réagis­saient comme nous : ils limi­taient leurs mou­ve­ments. En l’ab­sence d’a­gi­ta­tion —-, ils ne cher­chaient pas la bagarre. nous vivions sur nos réserves, les agré­men­tant à l’oc­ca­sion du fruit de notre braconnage

 

Luka conti­nuait à envoyer régu­liè­re­ment son jour­nal, et le retour d’in­for­ma­tions du Whis­pe­rer lais­sait pen­ser que notre sort ne lais­sait pas indif­fé­rent la tota­li­té du peuple américain.

L’in­ter­view de Tori ame­na un cour­rier des lec­teurs impres­sion­nant. Elle avait expri­mé des opi­nions très tran­chées à l’é­gard de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, esti­mant qu’un pays qui per­met à son voi­sin de mas­sa­crer sa propre popu­la­tion de pou­vait méri­ter le titre de pays civilisé.

“Les Etats-Unis, avait-elle affir­mé, pour­raient par­fai­te­ment inter­ve­nir en France comme ils l’ont fait à de nom­breuses reprises, au Viêt-Nam, en Irak ou en Amé­rique latine. Seule­ment, ici, leurs inté­rêts sont pro­té­gés par la dic­ta­ture en place. Alors, Ser­gen peut se com­por­ter comme Pino­chet ou même Hit­ler, il aura tou­jours le sou­tien des États-Unis. Ce pays a tou­jours culti­vé le cynisme comme une reli­gion, au moins depuis la seconde guerre mon­diale. J’at­tends tou­jours qu’on m’ex­plique à quoi a ser­vi le bom­bar­de­ment de Nagasaki.”

Se faire faire la leçon par une gamine de onze ans, qui plus est issue d’un pays bar­bare qui avait déclen­ché une guerre mon­diale2, n’é­tait pas du goût de tous les Amé­ri­cains. Le Whis­pe­rer reçut des tonnes de lettres d’in­sultes, et trans­mit les plus mar­quantes à Luka. Il y avait, dans le tas, quelques menaces de mort adres­sées direc­te­ment à Tori.

– Je ne com­prends pas ce qu’il peut pas­ser par la tête de quel­qu’un qui écrit ça, conclut Marie en lisant une dépêche sou­hai­tant à Tori que Ser­gen “finisse le bou­lot qu’on a com­men­cé à Hiroshima”.

 

Ce fut la der­nière fois que j’en­ten­dis sa voix. Trois jours plus tard, alors que j’é­tais assis contre une paroi d’une grotte et que Mona était appuyée contre moi, j’eus la mau­vaise idée de pas­ser mon bras autour de son épaule.

Marie eut aus­si­tôt l’air triste de quel­qu’un à qui l’on vient de rap­pe­ler la mort d’un parent. Elle finit par se lever et alla dans la grotte sui­vante pour voir Claude.

Le soir même, elle était par­tie. Elle par­tit vivre avec les Bres­son, sur Lazest. Elle évi­ta soi­gneu­se­ment tout au revoir qu’elle pré­su­mait sans doute devoir être pénible.

 

– Pour­quoi ?

C’est Anne qui posa la ques­tion. Il fal­lut long­temps pour que Gilles se décide à répondre :

– Elle a dit qu’elle en avait assez de jouer Tan­tale. Les fruits dési­rés qui sont à por­tée de main mais inaccessibles.

– Quel fruit désiré ?

– Marc.

Je ne fus qu’à moi­tié sur­pris de cette réponse. Cela fai­sait un moment que Marie avait ten­dance à m’é­vi­ter. Sur­tout lorsque Mona était à proximité.

Mona me regar­da, et me mur­mu­ra à l’oreille :

– C’est peut-être mieux. Si elle ne te voit plus, elle devrait tour­ner la page plus facilement.

La suite devait démen­tir dou­lou­reu­se­ment cette supposition.

 

Plus tard dans la soi­rée, Gilles vint me voir.

– Elle ne t’en veut pas. On ne choi­sit pas ses sentiments.

– J’es­père qu’elle a fait le bon choix.

– Fais-lui confiance. Ce n’est pas la pre­mière fois que ça lui arrive. Elle a tou­jours fait ça. Cou­per les ponts quelque temps pour repar­tir sur de bonnes bases. Elle dit que, d’i­ci un mois ou deux, ça devrait aller mieux. Et que, d’i­ci là, Mona et toi devriez être ensemble.

– Pour­quoi ? Je veux dire, Mona, d’ac­cord, nos rap­ports ont pas mal évo­lué depuis quelques mois, mais de là à… Je veux dire, elle a seize ans, j’en ai vingt-quatre et mes copines ont tou­jours eu à peu près mon âge… Ou celui de Marie…

Ses yeux sou­rirent un ins­tant, puis Gilles répondit :

– Tu sais, après avoir ensei­gné pen­dant vingt ans, j’en ai vu, des gamins se tour­ner autour…

J’al­lais pro­tes­ter — un gamin, non mais ! — mais il reprit :

– Enfin, à vous de voir. Ce que je vou­lais te dire, c’est que Marie n’est pas par­tie à cause de toi ou de vous. Elle est par­tie à cause d’elle. Elle souffre de vous voir com­plices, et elle est cer­taine que vous fini­rez ensemble. Il faut qu’elle passe à autre chose, mais elle ne peut pas en te voyant tous les jours. Elle a tou­jours fait ça. Il lui faut un temps de repos soli­taire pour tour­ner la page. C’est tout.

Ce fut tout. Il repar­tit dans sa grotte et me lais­sa par­tir retrou­ver les Vanel dans la mienne.

 

La vie conti­nua tant bien que mal, sor­tant peu pour cher­cher de la nour­ri­ture que nous fai­sions chauf­fer sur des camping-gaz.

Nous conti­nuions aus­si nos liai­sons, un jour sur deux, avec les autres maqui­sards dis­sé­mi­nés ici et là. A chaque dépla­ce­ment, nous mul­ti­plions les traces pour les brouiller.

Et puis, les Léhaul­tins com­men­cèrent à man­quer de nour­ri­ture. Pre­nant des risques énormes, ils com­men­cèrent à atta­quer des camions dans la plaine du lac de Bel­fond. Les patrouilles des mili­taires reprirent immé­dia­te­ment mal­gré le gel.

Quelque part, mal­gré la situa­tion, ils me fai­saient pitié, ces plan­tons qui pas­saient la jour­née à sur­veiller, sur des postes en hau­teur, dans la froi­dure et le vent. Entas­sés dans nos grottes, nous nous tenions chaud et la tem­pé­ra­ture ne devait guère être infé­rieure à vingt degrés ; eux pas­saient la jour­née, presque immo­biles, les pieds dans la neige et le nez au vent.

Les patrouilleurs étaient assis­tés dans leur tâche d’hé­li­co­ptères, qui sur­vo­laient monts et val­lées en espé­rant sur­prendre à décou­vert quelque bra­con­nier des maquis.

Cela arri­va.

 

Le 11 décembre, vers dix heures du matin, huit Léhaul­tins étaient par­tis dans la val­lée pour impro­vi­ser l’as­saut du pre­mier camion de vivres.

Ils étaient sur la piste en terre pas­sant sous Léhault lors­qu’un Gazelle de l’ar­mée appa­rut à basse alti­tude. A cet endroit, la piste avait été creu­sée dans une falaise cal­caire ; il était impos­sible de mon­ter ou de descendre.

Par­tis au pas de course pour atteindre un point abri­té, les maqui­sards sous-ali­men­tés n’ar­ri­vèrent pas assez vite à couvert.

L’hé­li­co­ptère les repé­ra et fon­ça sur eux. Il était équi­pé d’une mitrailleuse en panier laté­ral et les contour­na pour venir à leur hauteur.

L’un des Léhaul­tins sai­sit son fusil mitrailleur et fit feu sur l’hé­li­co­ptère. Les impacts firent jaillir des étin­celles, sans autre effet visible. La mitrailleuse du Gazelle com­men­ça à cra­cher, mais le pilote n’a­vait pas fini sa manoeuvre ; les balles sou­le­vèrent la pous­sière de la piste à cin­quante mètres de leur cible.

Les autres pié­tons com­men­cèrent à tirer sur l’hé­li­co­ptère sans résul­tat, jus­qu’à ce qu’un d’eux hurle :

– Le rotor ! Visez la base du rotor !

Les impacts, jus­qu’a­lors concen­trés sur l’ha­bi­tacle, mon­tèrent vers le rotor en même temps que le panier cra­chait ses balles de plus en plus près des tireurs.

Il y eut sou­dain un chan­ge­ment dans le bruit de l’hé­li­co­ptère, et une pale du rotor cas­sa presque aus­si­tôt ; l’ap­pa­reil se mit à vibrer et à tom­ber en tour­noyant avant de per­cu­ter le sol.

Il n’y eut pas d’ex­plo­sion, juste un incen­die qui embra­sa en quelques secondes l’en­semble de l’appareil.

 

Des­cen­dant plus tard vers l’hé­li­co­ptère, les maqui­sards rele­vèrent que la biel­lette de sta­bi­li­sa­tion de la pale arra­chée était cas­sée. Sans doute, une de leurs balles tirées au hasard vers le moyeu du rotor avait-elle frap­pé la biel­lette, qui avait cas­sé sous le choc. Pri­vée de sta­bi­li­sa­tion, la pale était deve­nue folle et s’é­tait mise à vibrer jus­qu’à la rupture.

Les deux pilotes avaient été tués, dans l’im­pact ou dans l’in­cen­die qui avait sui­vi. Rien n’é­tait récupérable.

Dans l’a­près-midi, deux Léhaul­tins qui avaient vio­lé le couvre-feu furent exé­cu­tés par l’ar­mée en représailles.

 

Il fal­lut trois jours à l’ar­mée pour avoir une réac­tion moins vis­cé­rale mais, sur­tout, hélas, beau­coup plus intelligente.

Le 15, nous crûmes qu’une nou­velle bat­tue allait avoir lieu. Dès l’aube, les sol­dats étaient réunis mal­gré le gel sur la place de Furet. Puis ils se répar­tirent dans la montagne.

On com­men­ça à éva­cuer les grottes et à remon­ter dans les mon­tagnes. Il nous fal­lut donc, à neuf heures du matin et par moins quinze degrés, réveiller tout le monde, faire nos sacs en empor­tant tout ce qu’il était pos­sible d’emporter. Nous par­tîmes en priant de ne pas voir geler de doigt ni d’or­teil. Le vent souf­flait, le temps était légè­re­ment humide et le simple contact de l’air nous gelait jus­qu’à la moelle.

Il nous fal­lut une bonne heure pour com­prendre. En fait, l’ar­mée ne nous cher­chait pas. C’é­tait plus vicieux.

 

Il était évident, en y repen­sant, que nous devions uti­li­ser des mai­sons aban­don­nées. Les ruines sont d’ex­cel­lents repères, et elles regorgent de recoins où il est facile de cacher des affaires.

Nous com­prîmes en voyant les mili­taires arri­ver à la ferme Sou­bey­rand. Une fouille sys­té­ma­tique leur apprit que les caves avaient vu pas­ser du monde dans les mois pré­cé­dents. La chance, qui nous aida extra­or­di­nai­re­ment ce jour-là, vou­lut que ces caves, qui nous ser­vaient de refuge lorsque nous avions pas­sé la jour­née à mar­cher, dans les­quelles nous sto­ckions régu­liè­re­ment armes et muni­tions, et qui conte­naient d’or­di­naire près de la moi­tié de nos réserves de nour­ri­ture, soient qua­si­ment vides. Outre les traces des habi­tants occa­sion­nels, les sol­dats n’y trou­vèrent que deux car­casses d’a­gneaux dans un cel­lier et quelques boîtes de conserve. Nous avions com­men­cé par ces réserves et, sans ravi­taille­ment depuis quatre semaines, elles étaient presque épuisées.

Avant de par­tir, ils plas­ti­quèrent la vieille ferme aban­don­née et incen­dièrent les débris.

Ils repar­tirent alors à la des­cente pour aller trou­ver une autre mai­son aban­don­née à laquelle ils firent subir le même sort. Leur but était clair : s’as­su­rer, après avoir empê­ché la popu­la­tion civile de nous aider, que nous ne pro­fi­te­rions pas de tous les endroits vides pou­vant ser­vir d’abri.

A chaque fois, ils incen­diaient les bâti­ments et, s’ils com­pre­naient des caves ou des voûtes de pierre ris­quant de résis­ter au feu, ils fai­saient explo­ser l’ensemble.

 

Nous retrou­vâmes nos grottes. Étant don­né le nombre de ruines, il était évident qu’il n’au­raient pas le temps de mon­ter jus­qu’à nous.

De fait, ils firent le tour des mai­sons aban­don­nées, les trans­for­mant en murs détruits et en tas de gravats.

Au-des­sus de Furet, il y avait trois mai­sons aban­don­nées depuis long­temps, dont les toits étaient à moi­tié effon­drés. Ils y bou­tèrent le feu ; le four à pain, conti­gu à la pre­mière, émit quelques cré­pi­te­ments, puis explo­sa d’un coup en pro­je­tant des débris de briques à plu­sieurs dizaines de mètres. Des sol­dats furent bles­sés par cette explo­sion ; nous avions sto­cké dans ce four des muni­tions, des armes, et trois roquettes anti-char.

Nous nous regar­dâmes, atter­rés. Brus­que­ment, cette véri­té nous frap­pait : il aurait suf­fit d’un acci­dent, d’une étin­celle, pour que l’ex­plo­sion se pro­duise à notre face.

 

Enfin, Noël appro­chait. Espé­rions-nous une trêve ? Non, sans doute. Nous avions raison.

2Aujourd’­hui encore, pour beau­coup d’A­mé­ri­cains, la seconde guerre mon­diale a com­men­cé le 7 décembre 1941 avec l’at­taque japo­naise sur Pearl Harbor.

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