Pré­cé­dent Intro­duc­tion Sui­vant

On pas­sa un long moment à se ter­rer. Nous ne vou­lions pas ris­quer de tom­ber sur des mili­taires en armes.

De temps à autres, nous atta­quions un camion. Le reste des jour­nées visait à nous pro­cu­rer de la nour­ri­ture, de pré­fé­rence silen­cieu­se­ment. Les col­lets et la cueillette étaient nos prin­ci­pales sources de vivres.

Quant aux trains, il n’é­tait même pas ques­tion de s’en appro­cher. Nous avions vu déga­ger les wagons que nous avions détruits et, depuis, les gardes tenaient en per­ma­nence la voie fer­rée sous leur protection.

 

Nous cher­chions à ne pas tuer ni bles­ser inuti­le­ment. Cer­tains, comme Mona, vivaient très mal cha­cune de leurs vic­times ; d’autres, comme moi, les sup­por­taient mieux. Mais nous étions des êtres humains. Si je n’é­tais pas par­ti­cu­liè­re­ment tour­men­té des gens que j’a­vais tués, je ne pre­nais cepen­dant aucun plai­sir à ces com­bats inutiles et vains.

Puis, tout bascula.

Il suf­fit d’une jour­née pour que, en bar­ba­rie, nous n’eus­sions plus rien à envier à quiconque.

 

C’é­tait le 6 sep­tembre 2005.

Nous n’a­vions pas d’o­pé­ra­tion en vue. La voie fer­rée était tou­jours inac­ces­sible et, retran­chés sur les hau­teurs du Rude­val, nous cher­chions de la nourriture.

Mona, Anne, Marie et moi étions par­tis à l’aube pour faire le tour de la val­lée. Nous devions rejoindre les maqui­sards de Bou­quet pour prendre les nou­velles, puis pas­ser sur Léhault et, enfin, reve­nir sur les grottes de Char­vest. Cette ving­taine de kilo­mètres en mon­tagne, dans la forêt, n’é­tait pas pour nous faire peur : nous la fai­sions au moins une fois par semaine depuis bien longtemps.

Nous avions pas­sé Bou­quet et étions en train de reve­nir sur Léhault lorsque, sur le flanc est du Veillard, notre route croi­sa celle d’une patrouille de l’armée.

Nous ne vou­lions pas com­battre. Nous n’y avions aucun inté­rêt par­ti­cu­lier. Il arri­vait régu­liè­re­ment que l’on tombe sur des mili­taires et, autant que pos­sible, nous les évitions.

On com­men­ça donc à les contour­ner. La patrouille de quatre hommes cir­cu­lait vers mille trois cents mètres d’al­ti­tude, juste en-des­sous de l’é­ten­due de pins dans laquelle nous étions. Nous avan­çâmes dis­crè­te­ment vers le sud, en fai­sant atten­tion de ne pas sor­tir du cou­vert des pins, le moins bruyam­ment possible.

Nous étions presque pas­sés lors­qu’un san­glier débou­la sous notre nez. Un mâle de deux ans envi­ron. Il ne devait pas nous avoir enten­dus ni sen­tis, car nous étions à moins de dix mètres de lui. Il gro­gna et se mit à galo­per. Les sol­dats, aler­tés par le vacarme de sa caval­cade, se retour­nèrent et nous virent.

– Cou­rez !, cria Marie, et l’on courut.

Nous par­tîmes comme une volée de moi­neaux, sans ordre, en s’é­par­pillant dans toutes les direc­tions. On se sépa­ra donc.

Les mili­taires nous crièrent d’ar­rê­ter, puis cou­rurent der­rière nous en rejoi­gnant les pins. Ils étaient jeunes et peu gra­dés ; le plus vieux ne devait pas avoir trente ans et n’a­vait que deux galons sur l’épaule.

 

La fatigue de jours de traque se fai­sait sen­tir. Mal­gré notre connais­sance du ter­rain, nous n’al­lions pas aus­si vite qu’il aurait été souhaitable.

Il se pas­sa plu­sieurs cen­taines de mètres, durant les­quelles je cou­rus sans réflé­chir, sans m’oc­cu­per des branches qui me fouet­taient le corps ni des obs­tacles qui me fai­saient tré­bu­cher. J’ai sau­té des fos­sés, des troncs effon­drés, d’une seule impul­sion. Tous les deux mètres, je bais­sais la tête pour contour­ner une branche basse, sans ralen­tir. D’autres me frap­paient les bras et le corps sans plus me freiner.

Je ne voyais plus les filles, qui étaient par­ties plus haut ou plus bas, et devaient être confron­tées aux mêmes dif­fi­cul­tés dans les mêmes pins.

Il y eut un espace sans arbre, trace d’un che­min fores­tier, et je les vis arri­ver presque en même temps que moi. En deux enjam­bées, je tra­ver­sai la coupe et plon­geai droit dans la pinède. Une ronce m’at­tra­pa le bras, et je conti­nuai à tirer sur mon élan jus­qu’à ce qu’elle me lâche, me lais­sant une large cou­pure, une esta­fi­lade qui allait du poi­gnet au coude.

Nous attei­gnîmes une zone rocailleuse, où les pins lais­saient la place à un par­terre de buis­sons plus ou moins touf­fus, buis et genêts, ajoncs et ronces.

Je sau­tai sans coup férir un buis de plus d’un mètre et, brus­que­ment, la pen­sée sau­gre­nue me vint que mes profs de sport du col­lège auraient été fiers de moi.

Je ne m’ar­rê­tai pas pour autant. Quelques secondes après nous, les sol­dats émer­gèrent des pins. Ils étaient plus près que la der­nière fois où nous les avions vus.

Cette vision me don­na un élan nou­veau. Je repar­tis de plus belle, des­cen­dant légè­re­ment la pente.

 

Une nou­velle pen­sée arri­va lorsque je me vis comme une biche ten­tant d’é­chap­per aux chas­seurs. Et s’ils étaient des rabatteurs ?

La peur, que je n’a­vais pas eu le temps de res­sen­tir, me prit au ventre. J’eus l’im­pres­sion de me jeter dans la gueule du loup.

Je chan­geai légè­re­ment de cap pour repar­tir à la mon­tée. J’a­vais l’im­pres­sion que, là-haut, il exis­tait peut-être un salut, et qu’en bas se trou­vait le piège.

Je cou­rus encore, et sau­tai encore des buis et des genêts. Et encore et encore, don­nant à chaque appui toute la force qu’il me res­tait. Anne se lais­sait légè­re­ment dis­tan­cer, mais sui­vait encore. Je notai cela sans y réflé­chir, et pas une seconde l’i­dée de me vint de ralen­tir pour l’at­tendre. La seule véri­table idée, c’é­tait de sau­ver ma peau, même déchi­que­tée par les ronces.

Il y eut une barre de buis, et je sau­tai, et Marie sau­ta, et Mona sauta.

Elle cria en atter­ris­sant et s’af­fa­la de tout son long.

Anne la dépas­sa et conti­nua à cou­rir. Nous étions trop stres­sés pour pen­ser à celle qui avait chuté.

 

Les sol­dats s’ar­rê­tèrent et entou­rèrent Mona. Ils lui prirent son fusil. Ils la firent se relever.

Marie, Anne et moi nous regrou­pâmes. La pres­sion du pré­da­teur s’é­tait relâ­chée et le gibier repre­nait son souffle. Nous étions à une cen­taine de mètres de l’en­droit où Mona était tom­bée, der­rière un buisson.

– Ça va ? Vous êtes pas bles­sés ?, s’in­quié­ta Marie en regar­dant mon bras.

Le sang s’é­cou­lait de la déchi­rure et recou­vrait toute la face externe de l’a­vant-bras. Je ne res­sen­tais aucune douleur.

– Ça va. Mona ?

– Ils l’ont prise.

Nous nous retour­nâmes pour voir ce qu’il se pas­sait. Mona était à genoux, les mains sur la tête, deux fusils bra­qués sur elle.

Nous nous atten­dions presque à ce qu’ils l’a­battent. Il fal­lut qu’Anne fasse la remarque qui nous aurait été natu­relle en d’autres circonstances :

– S’ils nous ont cou­ru après pen­dant trois ou quatre cents mètres, ce n’est sûre­ment pas pour nous tuer.

Sa phrase était hachée de souf­fle­ments rauques. Les nôtres ne valaient pas mieux. Nous repre­nions dou­ce­ment notre souffle.

Puis nous nous rap­pro­châmes, pas­sant de buis­son en buis­son. Nous ne pou­vions pas lais­ser Mona ainsi.

Nous n’a­vions plus de fusil. La peur avait reflué. La peur de la proie avait lais­sé la place au calme et à la déter­mi­na­tion du combattant.

Nous avan­cions dou­ce­ment, nous cou­lant dans la végé­ta­tion. De lieu en lieu, quel­qu’un rele­vait la tête, juste le temps de repé­rer la posi­tion des soldats.

Puis, lors d’un de ces regards, on s’a­per­çut que deux sol­dats avaient disparus.

 

Il y eut un cri. Nous échan­geâmes un regard.

Non, nous n’al­lions pas nous pré­ci­pi­ter. Il fal­lait au contraire appro­cher à cou­vert, silen­cieux et trans­pa­rents, pour fondre sur l’en­ne­mi avec les seules armes dont nous dis­po­sions : des cou­teaux que nous uti­li­sions pour ache­ver les ani­maux pris au collet.

Il y eut encore des cris. Mona criait.

 

Nous arri­vâmes enfin, après une longue rep­ta­tion. Un seul buis­son nous sépa­rait des sol­dats et de Mona. Elle criait, ils riaient.

Nous sur­gîmes tous ensemble. Un seul sol­dat était debout. Deux autres tenaient Mona tan­dis que le qua­trième, le plus gra­dé, était occu­pé à finir de déchi­rer ses vête­ments. Elle se débat­tait avec toute son énergie.

Hor­mis celui qui res­tait debout, les sol­dats avaient lais­sé leurs armes. Ils furent neu­tra­li­sés avec une faci­li­té éton­nante. J’a­vais cou­pé la caro­tide de la vigie et les autres se retrou­vèrent comme par magie avec un cou­teau sous la gorge, prêt à trancher.

Mona se rele­va. Son t‑shirt avait été arra­ché et son pan­ta­lon déchi­ré. Elle rha­billa sa nudi­té comme elle le put. Puis, sans rien dire, elle attra­pa son couteau.

J’as­sis­tai, sans que cela me choque le moins du monde, à l’é­mas­cu­la­tion du gra­dé. Il criait, je crois, mais je ne me sou­viens pas d’un bruit.

Ce fut le signal. Toute la peur, toute la haine accu­mu­lée pen­dant des mois se relâ­chèrent d’un coup. Le besoin de rendre coup pour coup les souf­frances endu­rées. Le besoin irré­pres­sible, si typi­que­ment humain, de tuer, de faire souffrir.

Je me sou­viens avoir plon­gé ma lame dans les entrailles d’un homme de mon âge, puis avoir frap­pé et frap­pé encore tan­dis que son sang giclait. Lorsque je le lâchai, il tom­ba à terre, et je m’a­char­nai à coups de chaus­sures sur sa tête. Il se tor­dait sans doute de dou­leur, tenant à pleines mains ce qui sor­tait de son ventre, agi­té de sou­bre­sauts. Tom­bant à genoux, je repris mon cou­teau et taillai conscien­cieu­se­ment, en por­tant une atten­tion absurde au tra­cé de la découpe, une plaque de peau de son flanc gauche.

Ce n’é­tait même plus un réflexe ani­mal. Les ani­maux ne font pas de mal pour rien. Ils tuent pour se nour­rir et se défendre.

C’é­tait le stade ultime : le retour des sen­ti­ments les plus vio­lents de l’hu­main. Ceux que seul un humain peut res­sen­tir. Je plon­geais mes mains et mon cou­teau dans les entrailles de ma vic­time et la regar­dais se tordre, arra­chant muscles et tripes à pleines mains.

Cette folie était conta­gieuse. Les filles décou­paient de même les deux autres mili­taires. Après l’a­voir émas­cu­lé, Mona avait entre­pris de cou­per une jambe du sien. Elle don­nait de grands coups de cou­teau dans les muscles de la cuisse, cou­pait les ten­dons et arra­chait le tout avec des coups secs. Elle finit par attra­per la cuisse d’un bras, glis­sant la lame entre la tête du fémur et la hanche, et fit tour­ner comme on le fait pour un poulet.

Elle for­ça enfin et, avec un rire, repo­sa la jambe décou­pée sur le torse de l’homme, qui, dans un der­nier effort, s’en débar­ras­sa de la main avant que l’ar­tère fémo­rale ne le vide définitivement.

L’autre, dont s’oc­cu­paient Anne et Marie, mou­rut rapi­de­ment. Elle lui avaient déchi­que­té poi­trine et abdomen.

Le mien fut le der­nier à mou­rir. Il tenait encore ses tripes dans ses mains et mou­rut en les regardant.

Enfin, Mona s’ap­pro­cha des cadavres et, avec son cou­teau, leur gra­va “vio­leur” sur le front.

 

Peu à peu, nous reprîmes nos esprits. Nous décou­vrions le car­nage comme s’il n’é­tait pas de notre fait.

Il nous fal­lut un long moment pour réa­li­ser que nous avions fait cela nous-mêmes. Nous étions cou­verts de sang séché, sur les vête­ments, sur la peau.

Nous ten­tâmes de nous net­toyer. Mais ça ne par­tait pas. Ces vête­ments san­gui­no­lents nous fai­saient hor­reur. Nous cou­rûmes jus­qu’à un ruis­seau et sui­vîmes son cours jus­qu’à un petit bar­rage qui for­mait une mare. Nous quit­tâmes ces vête­ments rou­gis et plon­geâmes dans l’eau.

Nous pas­sâmes un long moment à frot­ter les vête­ments, à frot­ter notre peau, pour faire dis­pa­raître ce sang qui s’ac­cro­chait. Et, alors que nous étions propres, alors que même nos vête­ments avaient repris leur cou­leur natu­relle, nous conti­nuions à frot­ter tant ils nous parais­saient cou­verts de notre crime.

Enfin, sans nous sen­tir moins sales, nous sor­tîmes de l’eau. Le ruis­seau au cours régu­lier avait empor­té au loin le sang. L’eau était bleue, légè­re­ment vaseuse au fond. Nous nous assîmes dans l’herbe et res­tâmes là, un long moment.

 

Sou­dain, Marie prit conscience de sa nudi­té et se rha­billa en rou­gis­sant. Nous l’i­mi­tâmes. Mona pro­non­ça alors le pre­mier mot dont je me sou­vienne, si tant est qu’il y en eût d’autres :

– On rentre.

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