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“Il n’est pas pos­sible de conti­nuer ain­si. Très clai­re­ment, le peuple s’est pro­non­cé, en votant pour nous, pour un chan­ge­ment radi­cal. La cin­quième Répu­blique était une consti­tu­tion de crise, créée par et pour le Géné­ral de Gaulle, et qui répon­dait aux besoins pré­cis de l’é­poque. Mais, en qua­rante-sept ans, la situa­tion a chan­gé et il est temps, désor­mais, d’ap­por­ter des chan­ge­ments radi­caux au fonc­tion­ne­ment de l’É­tat. Il est donc indis­pen­sable, aujourd’­hui, de créer la sixième Répu­blique, afin de pou­voir mieux satis­faire les aspi­ra­tions des Fran­çais à un chan­ge­ment radi­cal. Aus­si, dès aujourd’­hui, la Consti­tu­tion de 1958 est sus­pen­due. Nous allons créer une nou­velle Consti­tu­tion qui sera sou­mise au réfé­ren­dum lors­qu’elle sera prête, qui per­met­tra à l’É­tat de prendre toutes les mesures qui s’im­posent pour garan­tir à chaque Fran­çais la sécu­ri­té et la tran­quilli­té aux­quelles il a droit.”

C’est ain­si que Ser­gen annon­ça la vague de chan­ge­ments vio­lents qui allaient secouer la France. Il com­men­ça par se faire tailler une consti­tu­tion sur mesures, toute prête à lui garan­tir les pleins pouvoirs.

Je fais par­tie des quelques mil­liers de per­sonnes qui ont refu­sé de voter sans lire entiè­re­ment leur pro­jet de consti­tu­tion. Je sais donc ce que je dis lorsque j’é­cris cela. Si elle offrait en appa­rence toutes les garan­ties, elle pos­sé­dait des portes de sor­tie déro­bées, qui s’ou­vraient les unes les autres. Cha­cune, prise indi­vi­duel­le­ment, n’an­non­çait rien de pire que l’Ar­ticle 16 de la Consti­tu­tion de 1958. Cepen­dant, lorsque l’ar­ticle 18 concer­nant les pou­voirs excep­tion­nels se com­bi­nait avec le 26 sur l’é­tat de crise et le 11, le petit nou­veau sur la sécu­ri­té inté­rieure, on com­pre­nait sans grande dif­fi­cul­té que le Pré­sident de la Répu­blique et son cabi­net dis­po­saient des pleins pou­voirs tant que la sécu­ri­té inté­rieure ne serait pas réta­blie. Y com­pris celui de déter­mi­ner quand la sécu­ri­té inté­rieure serait rétablie…

Le 20 février, la Consti­tu­tion de la sixième Répu­blique était approu­vée par réfé­ren­dum. Le taux d’abs­ten­tion attei­gnit des som­mets, tant les gens avaient été gavés de votes en tous genres dans les semaines précédentes.

Dès le 22 février, l’As­sem­blée se réunis­sait pour sa pre­mière séance de tra­vail. Le pre­mier pro­jet de loi pré­sen­té por­tait sur l’im­mi­gra­tion, thème phare de toutes les cam­pagnes de l’ex­trême droite depuis toujours.

Le 24 dans l’a­près-midi, lorsque je ren­trai dans ma chambre à Gre­noble, ma copine s’y trou­vait. Elle pleu­rait. Avec un grand-père Thaï­lan­dais, immi­gré en métro­pole à l’é­poque où l’In­do­chine était encore fran­çaise, elle était concer­née au pre­mier chef.

– Ils l’ont fait, dit-elle sim­ple­ment pour m’accueillir.

– Quoi ?

– Leur sale­té de loi sur l’im­mi­gra­tion. Ils l’ont votée.

Elle se tut un moment, puis poursuivit :

– Mon grand-père est expul­sable. Il est né en France, et il est expul­sable… Il a soixante-douze ans ! Il est né en France, il est arri­vé en métro­pole à trois ans, il ne parle même pas Sia­mois. Il n’est jamais retour­né en Indo­chine, par­don, en Thaï­lande. Et il est expulsable !

Je ne savais pas quoi dire. Je n’ai jamais su quoi répondre à ça. Alors, comme ça deve­nait l’ha­bi­tude, on s’est ser­rés l’un contre l’autre en silence.

Dans la fou­lée, le 4 mars, une loi pas­sa pour réduire les “dépenses incon­si­dé­rées” de l’É­tat-pro­vi­dence. Elle com­por­tait notam­ment la sup­pres­sion des allo­ca­tions chô­mage pour tous ceux ayant un tra­vail, même à temps par­tiel. Les autres devaient pas­ser quo­ti­dien­ne­ment à l’ANPE de leur quar­tier pour prendre toutes les offres d’emploi qui pou­vaient leur correspondre…

Il y eut quelques mani­fes­ta­tions, répri­mées sans ména­ge­ment par les ser­vices de police. Ceux-ci avaient reçu ordre de main­te­nir la tran­quilli­té, quitte à remettre en cause le droit de manifestation.

Le 22 mars, le gou­ver­ne­ment se mit bru­ta­le­ment à dos une masse popu­laire volu­mi­neuse, mobile et orga­ni­sée. Ce jour-là, une loi pas­sa qui concer­nait l’en­sei­gne­ment. Désor­mais, l’é­cole devait être rentable.

Cette loi com­por­tait plu­sieurs volets qui, tous, remet­taient en cause des fon­de­ments de l’É­du­ca­tion Nationale.

Pour les étu­diants tout d’a­bord, le sys­tème des bourses était sup­pri­mé et ceux qui vou­laient faire des études devaient trou­ver un spon­sor, en la per­sonne d’une entre­prise par exemple, qui serait prête à avan­cer l’argent des études en échange d’un contrat de cinq ans… A moins d’a­voir les moyens finan­ciers de payer ses propres études, on était donc condam­né à faire les études déci­dées par une entre­prise à laquelle on se liait d’a­vance pour cinq ans.

Le 23 mars, quatre mil­lions d’é­tu­diants étaient dans la rue. Ce furent des mani­fes­ta­tions comme l’on n’en avait jamais vues. La répres­sion, d’ailleurs, attei­gnit éga­le­ment un nou­veau som­met. Ce fut ma seule ren­contre avec une balle en caou­tchouc, et elle fut sui­vie d’une arres­ta­tion et d’un pas­sage à tabac en règle. Je rede­vins libre deux jours plus tard, sans avoir reçu de soins, et je pus enfin aller faire soi­gner mes deux côtes fêlées. J’eus de nou­veaux pro­blèmes lorsque j’ai vou­lu por­ter plainte ; comme par hasard, per­sonne ne pou­vait me rece­voir. Fina­le­ment, après avoir pas­sé cinq heures à attendre, on me mit dehors manu militari.

Le deuxième volet de cette loi concer­nait les écoles pri­maires. Les pro­grammes de culture géné­rale fon­dirent comme neige au soleil, tan­dis qu’une ini­tia­tion à l’é­co­no­mie appa­rais­sait au Cours Moyen ! Il était clair que les repères à don­ner aux enfants avaient changé.

Enfin, le troi­sième volet concer­nait les col­lèges et les lycées. Avec un choc fon­da­men­tal : la sco­la­ri­té n’é­tant obli­ga­toire que jus­qu’à seize ans, les éta­blis­se­ments étaient libres de ren­voyer dès cet âge les élèves “ne fai­sant évi­dem­ment pas les efforts néces­saires pour réussir”.

Là encore, le dis­cours de jus­ti­fi­ca­tion du Pré­sident Ser­gen m’a mar­qué. Il expli­quait qu’il n’é­tait pas nor­mal que le contri­buable paie pour des inca­pables et des inutiles. Que connaître la tec­to­nique des plaques n’al­lait pas don­ner de tra­vail aux enfants. Qu’il n’é­tait pas nor­mal que la socié­té paie pour des élèves qui ne vou­laient pas tra­vailler au col­lège. Que les étu­diants devaient être capables de gérer leur propre budget.

Dès le 28, la facul­té me pré­vint que je devais leur don­ner mille cent euros sup­plé­men­taires si je vou­lais pas­ser ma licence à la fin de l’an­née. Après dis­cus­sion, il s’a­vé­ra qu’ils avaient déci­dé de sup­pri­mer la sec­tion de tra­duc­tion lit­té­raire à laquelle j’ap­par­te­nais. Je dus donc par­tir à recu­lons, per­dant ain­si ma qua­li­té d’é­tu­diant et, par la même occa­sion, mon droit d’oc­cu­per ma chambre à Gre­noble. Je devais donc ren­trer chez mes parents, à Furet.

J’a­vais trois jours pour faire mes affaires. Mon amie vint me voir.

On pas­sa un long moment ensemble, pleu­rant sur ce qui se pas­sait et la folie qui avait gagné ce pays. Ce pays qui avait inven­té les Droits de l’Homme. Ce pays qui avait inven­té l’u­ni­ver­si­té ouverte.

Nous fîmes l’a­mour une der­nière fois, puis on se fit nos adieux.

– On se rever­ra sûre­ment jamais, hein ?

– Pro­ba­ble­ment pas, non… Enfin, c’é­tait pas très sérieux ?

– Non, on l’a tou­jours su… Ça me fait chier quand même. J’au­rais aimé que l’on choi­sisse nous-mêmes l’heure et la façon de se dire adieu.

On s’est embras­sés, puis elle est par­tie. Nous ne nous sommes effec­ti­ve­ment jamais revus.

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