Le sommet des dieux
|chef-d’œuvre de Jirō Taniguchi, d’après Baku Yumemakura, 2000–2003
Après m’être enfin décidé à l’acheter, j’ai fini de relire Le sommet des dieux. Bon, j’en ai déjà dit beaucoup de bien y’a trois ans, après l’avoir lu une première fois, et je ne taris globalement pas d’éloges pour l’œuvre de Taniguchi. J’ai pas grand-chose à ajouter, en fait.
Y’a juste un truc qui m’a gêné cette fois-ci, et sur lequel j’étais passé la dernière fois : le choix du traducteur de conserver les noms tels quels. Autrement dit, les Japonais sous la forme nom-prénom, les autres sous la forme prénom-nom. J’aurais nettement préféré qu’il passe tout sous la forme admise dans nos contrées : le prénom en premier. C’est d’autant plus perturbant que sur la couverture, Jirō Taniguchi est écrit dans un sens (surnom-nom) et Baku Yumemakura dans l’autre (“Yumemakura Baku”, soit nom-prénom) !
Y’a un autre truc que j’avais pas remarqué la première fois, trop occupé à suivre le texte de phylactère en phylactère : la forme des bruitages. Taniguchi joue sur l’écriture des katakana : plus arrondis dans les ambiances normales, les “vyuuuuuu” (“ビュウウウウウ”, les Japonais ne faisant pas facilement la distinction entre b et v) figurant le vent en montagne deviennent anguleux, tracés d’un crayon vengeur, parfois même le long de la pente. Les ウ en particulier sont fortement déformés par le vent, la première barre presque déconnectée du reste du caractère, avec trois pointes aiguisées qui soulignent bien le caractère glacial du courant d’air. C’est un petit détail, mais on imagine bien ces ウacérés venir mordre la peau des alpinistes et ça participe à l’ambiance…
En-dehors de ça, j’avais surtout noté le souffle épique, pas forcément très habituel chez Taniguchi (plutôt connu pour ses ambiances intimistes, cf. Le journal de mon père ou L’homme qui marche) mais superbement rendu, le caractère jusqu’au-boutiste de Jōji Habu et ses rapports tendus avec le reste de l’alpinisme, et les vrais morceaux de polar dispersés dans les enquêtes parallèles sur Mallory, Irvine et Habu. J’étais un peu passé à côté du cheminement intérieur de Makoto Fukamachi, le photographe-alpiniste, qui fuit Tōkyō sans vraiment savoir lui-même pourquoi, s’accroche à une chimère pour éviter des mises au point importantes et fait passer sa conscience professionnelle au premier plan par peur de ce qu’il découvrirait en s’intéressant à sa vie privée.
Du coup, je me souvenais de Fukamachi comme d’un prétexte, l’individu utile pour raconter l’histoire mais qui n’y prend pas réellement part lui-même — ce qui, reconnaissons-le, est souvent le cas lorsqu’un roman épique utilise un journaliste ou un photographe. J’avais un peu raté son histoire à lui, qui il est vrai n’est pas racontée par gros blocs comme celles de Habu et de Hase mais dispersée çà et là au fil de ce que les précédentes lui évoquent, ou des rencontres justifiées par l’enquête (aaaaah, Ryōko Kishi, je me souvenais bien de son frère mais je l’avais totalement oubliée… ^^ ). Et en fait, ça donne un nouveau tour à l’œuvre, et paradoxalement cette partie-là, traitée tout en finesse et en élégance¹, est beaucoup plus proche de ce que je connaissais de Taniguchi (L’orme du Caucase par exemple).
Et il y a un autre truc auquel j’avais pas fait gaffe. C’est que les montagnes de Taniguchi ne sont pas de vagues monticules sur lesquels on grimpe. Ce sont des monstres, hostiles, terrifiants, avec des parois verticales, des cailloux et de la glace qui tombent du ciel, et se lancer à l’assaut d’une d’elles n’est pas un plaisir distrayant mais une confrontation à ses propres peurs. Y jeter simplement un coup d’œil depuis le camp de base fait rejaillir les démons intérieurs. La montagne n’est pas belle, elle est fascinante, ce qui n’a rien à voir. Et les alpinistes n’y vont pas par plaisir, mais par peur, par nécessité intérieure, sans vraiment savoir eux-mêmes pourquoi ; ils ne cherchent pas forcément la gloire (contrairement à certaines qui sont en train de s’étriper pour savoir laquelle est la première à se taper quatorze 8000²…), ni l’adrénaline, mais le besoin intérieur de faire ce que nul n’a fait, de connaître ses limites quitte à aller au-delà, et peut-être tout simplement le refus d’être dominé par sa peur.
Bref, je suis plus que jamais convaincu : Le sommet des dieux est une œuvre majeure de l’histoire de la bande dessinée, une impressionnante réussite graphique et narrative, un sommet de la littérature d’alpinisme, un polar uchronique³ de haut vol, mais aussi un petit bijou d’introspection et d’analyse psychologique. Certes, ça coûte une centaine d’euros, mais ça les vaut largement.
¹ C’est pas que le reste soit inélégant, mais ça parle de gros bourrins qui grimpent, donc c’est forcément un peu moins fin. ^^
² De toute façon, les esthètes sont catégoriques : c’est ni l’une ni l’autre. On grimpe pas sur une montagne en rejoignant le camp de base en hélico, na.
³ Dans la vraie vie, le corps de Mallory a été retrouvé en 1999, sans appareil photo. Le point de départ du Sommet des dieux suppose que corps et appareil aient été retrouvés dans les années 90, mais que la découverte ait été gardée secrète, l’ascension ayant été réalisée sans permis de séjour.