Images retouchées
|Pas plus tard que mercredi dernier, j’étais convié à une conférence de Valérie Boyer, députée des Bouches-du-Rhône et adjointe au maire phocéen1, qui a déposé un projet de loi visant à rendre obligatoire une mention du style “image ayant subi une retouche logicielle” dans les cas appropriés.
C’est, paraît-il, une question de santé publique visant à enrayer une épidémie de comportements, notamment alimentaires, à risques. Le mot “anorexie” n’est pas prononcé, mais il plane sur l’assistance avec insistance.
Au-delà du sujet propre de la conférence, qui sera relatée prochainement sur Lesnums ou sur Focus et portait sur de nouvelles technologies directement liées à l’idée d’identifier les images retouchées, c’est ce point particulier qui m’a accroché l’esprit : quelle est la source des désordres psychologiques dont l’anorexie n’est que la partie la plus emblématique ?
Je prends mon cas, je vous fais confiance pour extrapoler au vôtre en supposant que ces mécanismes sont à peu près universels.
Y a‑t-il une partie de mon corps que je n’apprécie pas ? Oui, il en est une : le truc que j’ai sur le devant de l’estomac, qui fait une dizaine de litres et enrobe délicatement mes muscles abdominaux.
Il n’y a pas de raison objective de ne point l’aimer. Ce n’est pas un problème de santé comme peut l’être l’obésité morbide : je suis en fait, piscine et Vélib’ obligent, sensiblement plus musclé et plutôt en meilleure forme aujourd’hui qu’à l’époque où, sortant du lycée sans activité physique aucune, je pesais quinze kilos de moins mais soufflais dès le troisième étage d’un escalier. On ne peut pas dire que ce soit objectivement laid, l’objectivité dans un domaine esthétique étant une vue de l’esprit, ça n’est pas réellement inconfortable et je sais que, lorsque la famine frappera, je mourrai après ceux qui n’ont aucune réserve énergétique.
D’où vient donc cette désaffection ? Elle vient d’une dissociation entre l’image arrondie que cette réserve lipidique me donne et l’image fantasmatique implantée dans mon esprit par la pub, les films, les magazines et consorts. Cette image valorise un ventre plat aux abdominaux marqués que je n’ai jamais eu et n’aurai sans doute jamais.
Cette image vient-elle de photos retouchées ? Oui, mon chef d’État a vu ses poignées d’amour photoshopées. Oui, des maniaques de la tablette graphique s’occupent d’affiner l’apparence de toute photo de George Clooney torse nu pour rajouter de l’ombre là où il en manque. Oui, cette image est due à des photos retouchées. Je doute de l’efficacité d’un avertissement “attention, George a du bide et Adobe le soigne”, qui s’adresse hélas à la réflexion de l’individu alors que la représentation de soi est largement inconsciente, mais j’apprécie l’intention.
Mais est-ce tout ?
Non bien sûr, sans quoi ce billet n’aurait pas de raison d’être.
Imaginons que l’on supprime toutes les photos retouchées2. L’image fantasmatique de l’homme idéal auquel je me comparerai en sera-t-elle profondément modifiée ? Je ne le crois pas.
Elle ne sera pas modifiée parce que, plutôt que de prendre des armées de photoshopeurs, on va sélectionner les modèles. On va dans les pires cas recourir à la chirurgie esthétique, ou l’on va plus simplement choisir des éphèbes “naturels”, qui conserveront leurs beaux adbos à raison de quatre heures de muscu par jour.
Prenons un cas concret : qui aurait souhaité ressembler à Will Smith en 1996 ? Un échalas maigrichon qu’un coup de vent aurait emporté, voilà l’image du monsieur en ces temps bénis. Puis, Michael Mann est passé par là, Will a pris une quinzaine de kilos de muscles pour interpréter Cassius Clay/Muhammad Ali, et le maigrichon est devenu baraqué.
On peut faire une photo de Will Smith, de Brad Pitt ou de Matt Damon, sans retouche, avec un bon éclairage et un angle choisi où ils renforceront l’image du mec au ventre plat et dessiné. Et notez que j’ai pris là des gens qui sont avant tout de grands acteurs, pas des champions de body-building à côté de qui ils ont tous trois l’air terriblement ordinaires !
Mais ai-je une chance de m’accorder à cette image-ci ? Non, pas plus qu’à celle obtenue à grands coups de Gimp. Parce que, même si j’en avais l’envie, je n’ai pas le temps de passer quatre heures par jour en salle de gym avec un coach et un diététicien sur le dos. Eux l’ont : ils sont mêmes payés pour, leur image physique étant aussi importante que leur talent d’acteurs. Moi non.
On peut supprimer la retouche sur les photos, on ne modifiera pas l’opposition entre l’image fantasmée imposée par les diverses publications et l’image réelle renvoyée par mon miroir. Et si je devais basculer dans l’anorexie (bon, c’est pas pour tout de suite ! ^^ ) à cause d’images retouchées, je continuerai à le faire grâce aux images sélectionnées.
Si une mention “cette image montrant un type exceptionnellement bien bâti que vous ne serez jamais a été obtenue grâce au travail des ingénieurs d’Adobe” doit être imposée, il convient d’imposer simultanément une mention similaire sur l’ensemble des images montrant un type exceptionnellement bien bâti que je ne serai jamais : “attention, ce sujet a fait l’objet de retouches chirurgicales” ou encore “attention, Matt Damon passe plus de temps sur son rameur que vous au travail”.
Sinon, on ne fera que déplacer sur le champ de la sélection préalable à la prise de vues ce qui est pour l’heure du champ de la retouche postérieure. Et on ne changera rien aux problèmes des gens mal dans leur peau qui se voudraient plus ceci ou moins cela.
- Exceptionnellement, je ne me lancerai pas dans une diatribe sur le cumul de deux mandats occupant raisonnablement chacun un plein temps, qui pis est l’un dans le législatif et l’autre dans l’exécutif, mais ça n’est que partie remise…
- Imaginons donc, pour les besoins de la démonstration, que l’on a réussi à se mettre d’accord sur la limite entre développement et retouche…