Mots magiques
Quand on est journaliste, il y a des marronniers — les sujets dont tout le monde se fout, mais qu’on traite parce que c’est l’actualité : le bac, la Saint-Valentin, l’Aïd el-Kebir, le nouvel iPhone, la coupe du monde de foot, tout ça. C’est facile à traiter, on peut presque ressortir les bobines de l’an passé sans que personne le remarque, et ça permet de remplir un journal un peu vide.
Il y a aussi la vraie actualité, celle qui fait chier, qui oblige à enquêter, à creuser ses sujets, à remonter des sources… Celle qui vous envoie des heures à la bibliothèque pour comprendre ce que vous allez devoir expliquer. C’est parfois douloureux, c’est peu productif, ça prend du temps, et le pire de tout, c’est que bien souvent ça ne fait pas plus d’audience qu’un marronnier traité en dix minutes.
Il y a donc aussi l’aubaine ultime : le sujet à mots magiques. Celui que vous allez pouvoir traiter vite, qui est actuel, qui peut demander un peu d’investissement mais pour lequel on est certain d’intéresser du monde et de faire de l’audience : si on peut mettre “pédophilie”, “internet”, “massacre”, “maîtresse du président” ou encore “sécurité” dans le titre, ça marche à tous les coups.
Le problème, c’est que quand un journaliste modèle standard tombe sur un mot magique, il a tendance à rebondir sur le premier truc qu’il peut associer. Par exemple, si Ridley Scott sort un film sur Robin des bois, le journaliste a un mot magique (“Robin des bois”) et va automatiquement l’associer à ce qu’il a déjà vu sur le sujet : le type qui vole les riches pour donner aux pauvres, Petit-Jean, la forêt de Sherwood, tout ça. Et ce, même si ça n’a rien à voir parce que Ridley a préféré conter le retour de croisade de Loxley, le film se terminant là où commencent les autres… ‑_-
On en a un superbe exemple ces jours-ci avec les problèmes japonais (au passage, la demi-dizaine de personnes que j’y connais vont bien, c’est toujours ça de pris). Premier temps, le mot magique est “tsunami”, tout le monde connaît, c’est quasiment un marronnier depuis celui qui a traversé l’océan Indien il y a quelques années.
Deuxième temps, beaucoup mieux : le mot magique, c’est “nucléaire”. Et alors là, c’est du velours. Nucléaire. Comme dans bombe, comme dans Tchernobyl, comme dans Docteur Folamour aussi. Presque aussi beau que “apocalypse”.
Du coup, on entend des tonnes de conneries, visant à faire une belle série avec du suspense, de la tension, des drames et de l’action. L’objectif est-il de vous informer ou de vous scotcher devant le poste / le journal ? Y’a des fois, je me demande…
Concrètement, j’ai entendu plusieurs fois, y compris chez des confrères sérieux, l’expression “fusion nucléaire”. Ouahou, alors là, c’est encore plus beau, ça réveille directement chez tout le monde la peur ultime : la bombe à fusion, dite “H”, celle à côté de laquelle les petits pétards balancés sur Nagasaki et Hiroshima font figure de jouets pour enfants.
Et comme en plus on a un incident dans une installation nucléaire civile, on peut mélanger ça avec le plus gros accident nucléaire de l’histoire (le seul de niveau 7 sur l’échelle INES), l’explosion d’un réacteur de la centrale de Tchernobyl. Alors, si vous avez bien tendu l’oreille comme moi, vous avez pu entendre dans la même phrase “fusion nucléaire” et “nuage radioactif”, et même si vous êtes à 12 000 bornes de Tōkyō vous hésitez à acheter des packs d’eau minérale et à avaler des pilules d’iode.
D’autant que, vous l’avez entendu : le gouvernement japonais assure que tout est sous contrôle, même si une seconde explosion pourrait se produire pas loin et même si on ne peut exclure l’idée d’une fusion des réacteurs. Et comme on ne vous la fait pas, vous vous doutez bien que plus le gouvernement est rassurant, plus ça pue — surtout qu’on a un superbe précédent avec le fameux nuage de Tchernobyl, qui s’est sagement arrêté au Rhin puisqu’il n’avait pas de visa en règle pour visiter la France.
Bon, on arrête les conneries, vous voulez bien ?
Premier truc : la fusion nucléaire n’est pas radioactive. Si vous entendez “fusion nucléaire” et “nuage de Tchernobyl” dans la même phrase, vous pouvez tout de suite changer de chaîne. La fusion, rappelons-le pour ceux qui ont séché les cours de physique (ou qui ont un bac L), c’est prendre des atomes légers pour en faire des lourds. Typiquement, hydrogène -> hélium.
C’est une réaction qui pompe énormément d’énergie et en dégage encore plus, qui émet un rayonnement électromagnétique, mais ne laisse pas de déchets radioactifs. S’il y a des retombées radioactives après l’explosion d’une bombe H, c’est parce qu’actuellement ces bombes incluent une petite bombe à fission nucléaire, alias bombe A, pour fournir l’énergie nécessaire à l’allumage (cf. “réaction qui pompe énormément d’énergie”).
Évidemment, si l’on apporte beaucoup d’énergie à un stock d’hydrogène, on peut déclencher une fusion nucléaire. Et des stocks d’hydrogène, à Fukushima, il y en a : ça s’appelle de l’eau et on en trouve plein le circuit de refroidissement de la centrale. Mais il faudrait apporter beaucoup plus d’énergie que ce que les réacteurs, arrêtés depuis le séisme, ont à fournir.
Deuxième truc : aucun rapport avec Tchernobyl. Les réacteurs de Fukushima sont arrêtés. Il y a bien sans doute toujours une activité résiduelle, et le cœur du réacteur reste extrêmement chaud et nécessite un refroidissement, mais la grosse réaction de fission nucléaire (on prend des gros atomes pour en faire des petits, c’est le contraire de la fusion ci-dessus) qui produit l’énergie de la centrale est stoppée.
Or, Tchernobyl a sauté du fait d’une fission nucléaire non maîtrisée qui s’est emballée, suite à un problème de refroidissement là aussi. Ceci aurait pu, en principe, se produire à Fukushima, et peut en principe se produire dans n’importe quelle centrale à fission nucléaire (donc, dans n’importe quelle centrale nucléaire actuelle : les centrales à fusion nucléaire sont pour l’heure des créatures de papier et on n’en aura pas de prototype fonctionnel avant quinze ou vingt ans). Mais cela ne se peut plus : les réacteurs ont été arrêtés, les systèmes de sécurité ont fonctionné, les barres de contrôle (permettant d’arrêter en urgence le réacteur) sont en place — elles n’avaient pas pu être utilisés à Tchernobyl. Si un emballement de la fission avait dû se produire, d’ailleurs, on le saurait déjà : il aurait suivi de quelques secondes, quelques heures au pire, l’arrêt du refroidissement. Le fait que la centrale de Fukushima n’ait pas encore explosé (oui, bon, vous voyez ce que je veux dire) montre que ce risque est écarté. Donc, pas de Tchernobyl en vue.
Arrêt du refroidissement. Ah oui, c’est vrai. C’est ça le problème actuel à Fukushima. Un réacteur nucléaire, c’est chaud. Très chaud. Et on contrôle sa température en le faisant baigner dans l’eau, avec un circuit de refroidissement comme sur un moteur de voiture mais plus gros. En fait, avec plusieurs circuits de refroidissement imbriqués, mais passons.
Le séisme, et le tsunami qui a suivi, ont foutu en l’air le circuit de refroidissement. Dans un réacteur, il y a eu perte d’eau et découvrement du cœur du réacteur ; dans l’autre (le premier à avoir sauté), le système à l’arrêt a permis à la chaleur du réacteur de s’accumuler, entraînant un dégagement d’hydrogène. L’hydrogène s’est accumulé, a rencontré de l’oxygène et a fini par faire sauter le couvercle de la cocotte-minute.
Les deux réacteurs n’étant pas refroidis, leur chaleur peut également s’étendre jusqu’à faire fondre les matériaux qui les constituent. C’est de cette fusion-là que parlent les experts, la fusion de “fondre”, pas de “fusionner”. Elle peut entraîner quelques problèmes, en particulier à l’extrême la perte d’étanchéité de l’enceinte de confinement (le truc qu’il n’y avait pas à Tchernobyl, qui fait que là-bas tout a immédiatement été projeté à l’extérieur).
Si le réacteur fond, concrètement, il y a un risque de rejets de saloperies dans l’environnement. Ceux-ci viendrait s’ajouter aux rejets dus à l’explosion de l’hydrogène accumulé et aux décharges de sécurité visant à contenir la montée de pression.
Mais il ne s’agirait pas d’une explosion nucléaire, ni même d’une explosion chimique d’un réacteur en plein sursaut d’activité comme à Tchernobyl, et les rejets ne seraient pas projetés à des kilomètres d’altitude puisque maintenus par une enceinte de confinement (même pas tout à fait étanche), et la radioactivité resterait largement inférieure.
En fait, il y a un précédent bien documenté. La fusion du cœur par défaut de refroidissement, c’est arrivé une fois, à Three Mile Island, en 79. Jusqu’à l’explosion de Tchernobyl, c’était le plus grave accident nucléaire en centrale civile, mais il n’est qu’au niveau 5 sur l’échelle INES. Et s’il y a eu des rejets à l’extérieur, malgré la bonne résistance de la cuve et de l’enceinte de confinement, ceux-ci ont été limités.
Il y a eu d’autres fusions plus ou moins complètes de cœurs çà et là, toujours sans emballement de la réaction nucléaire (Tchernobyl reste à ma connaissance le seul cas d’emballement non contrôlé dans un équipement civil).
Tiens, je vous en ai trouvé une belle : le 13 mars 1980, en France, à Saint-Laurent-Nouan, on s’est payé une belle fusion atteignant le niveau 4 de l’échelle INES — le même que le classement actuel de l’accident de Fukushima.
Je ne veux pas dire que tout va bien et que les centrales nucléaires sont des merveilleuses solutions à tous les problèmes. Ce sont des saloperies, par les déchets produits dont on ne sait que faire comme par les risques d’accidents ou d’attentats possibles. Les dispositifs de sécurité ont énormément gagné en efficacité, les procédures d’alerte aussi, mais on peut toujours trouver un scénario catastrophe pour faire péter une centrale.
Mais celle de Fukushima a peu de chances de dégénérer en accident majeur. Même à supposer que les réacteurs fondent (tout à fait possible, et même bien commencé pour le premier d’entre eux) et débordent leurs enceintes de confinement (déjà moins probable), les rejets à l’extérieur resteraient limités, très loin des résultats d’une explosion nucléaire comme celle d’une bombe. On resterait sur une dispersion de matériaux fissiles, pas sur un flash atomique.
Bien entendu, les éléments dont nous disposons (comme on dit quand on est un journaliste sérieux) ne permettent pas d’exclure à 100 % le scénario suivant : la fusion du cœur et l’accumulation de matières fissiles au fond de la cuve créent un ensemble dépassant la masse critique, la fission nucléaire repart sans contrôle et là, on a une explosion nucléaire à la Nagasaki.
Mais à première vue, c’est du Dan Brown, pas du scientifique. Et pour avoir une explosion nucléaire, il faudra aller voir une autre centrale.
Bien sûr, là, je viens de passer quelques heures à feuilleter le sujet, à réviser mes cours de lycée, à lire les résumés d’accidents de Tchernobyl et de Three Mile Island en particulier. Je me suis pas contenté de recycler vite fait quelques raccourcis pour associer des mots magiques — sur le papier, “nucléaire”, “sûreté”, “explosion”, “Tchernobyl”, ça va tout super bien ensemble pourtant.
Et les trois heures que je viens de passer à préparer et taper ce billet sont perdues, puisque je resterai très loin de l’audience que j’aurais pu faire avec un avis sur l’iPad 2 et sa caméra en façade ou avec un hurlement à la faveur de ces pauvres Japonais écrasés par la nature, menacés par une bombe atomique et trompés par leur gouvernement.
Mais quand tout le monde crie, je crois important de garder la tête froide, de se poser et de causer un peu calmement.
PS le 14 mars : un très bel article, pour expliquer ce qui s’est passé.
PS le 15 mars : la situation a évolué. Deux autres réacteurs ont causé des explosions d’hydrogène à leur tour (portant le total à “trois Three Mile Island”), mais sur l’un d’entre eux, l’enceinte de confinement a été touchée. Par ailleurs, un stock de déchets d’un autre réacteur est lui aussi en panne de refroidissement, avec une protection plus faible et des conséquences plus directes : les employés sur place ne peuvent plus rester durablement à leur poste.