Mémoire
|Of course I remember, I have an eidetic memory.
Sheldon Cooper, The Big Bang theory
Non, non, y’avait eu cinq vins, deux pinots gris, un pinot noir, un mélange de pinots noir et gris, et un mélange de pinot noir et de syrah.
Franck Mée
J’ai longtemps considéré l’oubli comme anormal. Je veux dire, c’était pourtant évident : j’avais un cerveau qui était là pour enregistrer des choses, fallait le remplir. Oublier, c’était un drame.
Savoir si cette angoisse m’a poussé à travailler ma mémoire, ou si l’habitude de retenir plein de choses a entraîné l’angoisse des trucs oubliés, c’est un débat aussi infini que l’œuf et la poule. Je suppose qu’en fait, les deux phénomènes se sont entraînés l’un l’autre, ma mémoire se nourrissant d’elle-même comme un Ouroboros.
Mais le fait est là : j’ai longtemps pensé qu’il était normal de se souvenir, et étrange d’oublier. C’est encore un réflexe que je conserve, d’ailleurs, que de m’exclamer “tu te souviens pas ?!” quand quelqu’un ne voit pas à quel événement je fais allusion.
Petit test : combien de camarades de cinquième pouvez-vous citer en cinq minutes ? Je viens de faire le test, et s’il me manque une poignée de noms, je retrouve 14 des 19 autres élèves. Pour la première, c’est plus compliqué, avec les options et les groupes, mais en gros, j’en chope 12 sur 18. Et alors même que mes conversations me laissent penser que certains de mes amis seraient en peine de citer la moitié d’une classe, le truc qui m’inquiète, c’est : “qui sont les manquants ?”
En vieillissant, je relativise un peu, bien sûr.
Déjà, parce que je me rends compte que j’oublie en fait énormément.
De manière générale, je retiens assez précisément des chronologies et des événements. Je me souviens généralement de quand et à quelle occasion j’ai rencontré les gens (tiens, toi, c’était au fond d’une arrière-cour où il se passait rien ; toi, c’était fin septembre, à l’anniv des Nums ; toi et toi, c’était dans le tram en rentrant de la fac ; toi, c’était au dîner de la Kina 2008…), de l’endroit où ça s’est passé (rarement une adresse, mais souvent un cheminement : sortir par l’entrée sud, puis partir vers l’est, traverser le parking, plonger sous la route, remonter par l’escalier à gauche, puis traverser l’esplanade et là à droite)… Dans ce domaine, j’ai une mémoire photographique, stricto sensu (ou presque : je grave pas la lumière avec ma mémoire) : ce sont des représentations très visuelles.
En revanche, j’ai toujours oublié les noms, à moins de les associer à des éléments connus… ou de les visualiser. J’ai eu une élève qui avait un nom slave, long et plein de difficultés orthographiques, qui avait commencé à me l’épeler par habitude. “.…..E, N, K, O, c’est ça ?” Surprise, ébahissement : “ah, on me l’avait jamais faite, celle-là”. Pas difficile : son nom, je l’avais vu sur la liste des élèves, et “photographié” parce qu’il sortait du lot. Par contre, si j’avais un Dupont, je ne savais jamais s’il ne s’écrivait pas plutôt Dupond… ou même Durand. Ou peut-être Martin ?
J’ai aussi beaucoup de mal à retenir les musiques, à quelques coups de cœur près. J’ai une trace de paroles, d’air, mais remonter jusqu’à un compositeur ? Pas possible. Et cette photo, là, je sais que je l’adore, mais est-ce que c’est Ronis, Weiss, Doisneau ? Fournier ? Il ne s’agit même pas du problème du nom ; je ne confonds pas Sigur Rós et Air, même si parfois ils vont devenir “ce groupe islandais au nom imbitable” ou “ce couple de Français qui a fait 10 000 Hz legend”, mais je peux attribuer par erreur un morceau de l’un à l’autre. (Oui, l’exemple est nul, on s’en fout.)
L’autre truc qui me fait relativiser, c’est que je constate que d’autres gens qui oublient plein de choses que je retiens, au point de lâcher un “comment tu te souviens de ça ?”, retiennent en fait d’autres choses. Il ne sauront plus quand a eu lieu tel événement, ni où, mais ils se souviendront qu’il y avait un père Noël et une pièce d’eau en marbre, éléments qui me seront pour le coup totalement sortis de l’esprit.
Reste que je conserve un rapport assez angoissé à ma mémoire. Elle doit être sans faille. Quand j’oublie quelque chose, ou que je me rends compte que je n’ai même pas souvenir de m’en souvenir, ça me fait toujours bizarre. Un jour où je ne me rappelle plus d’avoir fait un truc (mention spéciale au test d’un appareil il y a deux ans, que j’étais prêt à redémarrer avant de me rendre compte que je l’avais bouclé), ou quand je m’aperçois que je suis incapable de retrouver ce que j’ai dit dans une occasion précise, ou même que je suis incapable de dire où et quand j’ai rencontré une personne, c’est une pointe d’inquiétude, une fissure dans mon monde, un bug dans la matrice.
C’est pire encore quand ça devient visible. Récemment, j’ai dû confirmer un rendez-vous qui m’était sorti de l’esprit. “Ah merde, me dis-je en mon fort intérieur, comment ai-je pu oublier de valider ça ?” Un dysfonctionnement, une erreur, une anomalie qui vient en plus se montrer, d’offrir des répercussions à l’extérieur de moi-même… “Ça m’était sorti de l’esprit” ? Oui, mais justement, c’est ça le problème : je suis censé tout avoir à l’esprit, sinon ça sert à rien d’avoir un gros litre de yaourt blanchâtre entre les oreilles.
Dans les périodes les plus inquiètes, j’ai même tendance à prendre des notes supplémentaires, à rajouter des agendas aux agendas, comme si perdre un détail chronologique était un drame fondamental. Comme si je devais me souvenir de tout, quitte à recourir à la haute technologie pour servir de béquille à mon cerveau défaillant.
Et après ? Après… Après, je me rends compte que la plupart du temps, ce que j’oublie et que je retrouve en rouvrant un agenda ne me sert à rien. Qu’oublier n’est généralement pas un drame, et que les souvenirs qui ne surgissent pas lors d’inventaires reviennent en revanche parfois lorsqu’on en a besoin et qu’un autre truc y aura fait penser, parce que la mémoire est associative et non classée mécaniquement.
Ça me rassure. Un temps, du moins. Jusqu’à la fois suivante où je me frapperai le front d’un “merde, mais c’est pas possible, comment j’ai pu oublier ça ?”