Ambiguïté
|— Un cyclothymique à tendance dépressive.
— Un quoi ?
— Un taré.
L’as des as
L’introduction n’a rien à voir avec le billet, c’est juste que c’est une de mes répliques préférées dans l’œuvre d’Oury et que ça s’insère assez bien dans une réflexion linguistique que je me fais depuis jeudi. Et puis, citer L’as des as un 8 mai, c’est la grande classe.
En fait, le départ de cette réflexion se joue en deux temps. La semaine dernière, j’ai dit à une consœur que, dans ce milieu, nous sommes tous tarés. Elle a eu l’air vexé ; pourtant, je ne pensais pas à mal, j’essayais juste d’exprimer que nous sommes des individus au psychisme particulier, souvent passionnés et capables d’emportements étranges pour des détails comme “faut-il 400 ou 1000 patches pour caractériser correctement une imprimante CMJN ?” ou “est-il admissible de classer dans les reflex des appareils qui ont un miroir AF fixe mais pas de visée optique ?” (si vous n’avez rien compris, rassurez-vous : c’est bon signe).
Cette semaine, parlant d’une société où un attaché de presse se fait exploiter comme au joyeux temps des colonies, je la qualifie de “boîte de tarés”. J’aurais peut-être pas fait gaffe si la même consœur n’avait été assise en face de moi à ce moment, tiquant au passage. Illumination : là, oui, pas de doute, ce “tarés”-ci avait bien une vocation insultante.
Il y a donc, dans mon vocabulaire (que j’ai tendance à souhaiter précis et non-ambigu, vous l’avez peut-être remarqué…), quelques termes ambivalents, que je peux employer affectueusement ou hostilement. “Taré” en sera l’exemple emblématique. Prenons deux dialogues :
— T’es vraiment debout ou t’as oublié de déco ?
— Je suis là, je viens de penser que blabla pour le test du blabla, je suis dessus.
— Tu sais qu’il est 3h30 ? T’es taré mon vieux ! Oo
— Pfffff, j’ai encore fini à 21 h, et dès que je rentre je m’y remets, le boss m’a encore ajouté un client…
— Non mais sérieux, t’attends qu’ils aient ta peau ou quoi ? Barre-toi tout de suite de cette boîte de tarés !
Vous aurez noté, sans doute, que le même terme est utilisé dans deux sens radicalement différents. Ce n’est pas forcément le seul mot à recevoir ainsi une double acception sous-entendant un jugement opposé : par exemple, je puis utiliser “crade” pour parler d’une espèce de hippie sur-actif qui s’est pas lavé les cheveux depuis la révolution iranienne, ou pour parler d’un patron de presse dégoulinant par dessus les bords de sa chaise.
J’ai l’habitude de mots utilisés dans des sens différents par les autres et par moi (qui sont parfois des particularismes locaux, mais plus souvent des variations individuelles). Par exemple, la phrase “il a embauché une minette pour s’occuper de ça” m’avait fait tiquer : une minette, pour moi, c’est une jeune femme un peu folâtre, pas très fiable, et dans un contexte professionnel le terme sous-entend fortement “incompétente”, donc on ne l’utilise pas pour des gens qu’on ne connaît pas encore. Après discussion avec l’auteur de cette phrase, ce n’était pas l’intention : il s’est juste avéré que son “minette” est assez précisément équivalent à mon “nana” — femme plutôt jeune, sans sous-entendu sur son comportement ou ses compétences.
Mais là, il s’agit du niveau supérieur d’ambiguïté : c’est avec moi-même que je ne suis pas d’accord sur la définition d’un terme. Et en plus, il s’agit d’un mot assez unanimement utilisé avec un sens injurieux, auquel je suis apparemment le seul à pouvoir donner une acception affective.
Vous me direz, c’est pas dramatique non plus, hein. Mais si j’essayais d’employer “givré”, ça passerait peut-être mieux, non ?