Emporte-pièce
|On me dira que ça n’a rien à voir, mais tant pis, je prends le risque. Il y a eu aujourd’hui deux informations qui entraînent des réactions que je trouve affligeantes. Deux informations radicalement différentes, qui n’ont nullement la même portée, ni pratique, ni symbolique.
La première, c’est la potentielle libération d’une femme déclarée complice de viols et meurtres sur mineures, en Belgique. Celle-ci ayant manifesté son intention de rentrer dans un couvent catholique en France, nous avons vu un Michel Mercier remonté à bloc exprimer sa volonté d’interdire l’entrée sur le territoire hexagonal de cette personne. Bon, déjà, on se demande en quoi ça le concerne : la France et la Belgique ont une convention d’accueil de criminels libérés sous caution, la justice belge (qui n’est pas, que je sache, réputée pour sa corruption) a jugé que les conditions de sûreté, d’organisation et de réinsertion était réunies. La justice française peut éventuellement se prononcer sur l’accueil ou non d’une citoyenne belge, mais le ministre ? Avant même que l’État belge ne demande cet accueil ? Je rêve…
Mais ce qui est plus intéressant, c’est le tonnerre de réactions qui a suivi tant l’ouverture de la procédure de libération elle-même que l’éventualité d’un accueil de ce côté-ci de la frontière.
J’ai entendu très peu d’arguments juridiques. À peine plus d’arguments statistiques ou sécuritaires. En revanche, énormément de hurlements vindicatifs, de cris du cœur, expliquant que ce monstre ne méritait pas de sortir et qu’il devait croupir en prison pour payer ses crimes.
En l’espèce, “les gens” ne suivent pas un raisonnement ; ils ne réagissent pas en fonction de critères logiques. Ils préfèrent penser avec leurs tripes. Leur jugement, taillé à l’emporte-pièce sur un coin de comptoir, est péremptoire : cette femme est un monstre et doit payer jusqu’au bout. Pas négociable.
L’autre actualité, et vous allez voir que c’est un vrai beau grand écart facial que j’exécute devant vous ce soir, c’est l’arrivée de nouvelles mesures de prévention routière, basées sur la suppression des avertissements de présence de radar (panneaux et outils dédiés) et un durcissement d’une poignée de sanctions.
Et les réactions sont impressionnantes : d’un côté, les caisseux de base qui pleurent à la fin des libertés, à l’iniquité des mesures, qui ressortent le vieux refrain de “plus vite ça maintient éveillé donc c’est plus sûr” et de “si je regarde mon compteur c’est plus dangereux que si je regarde la route” ; de l’autre, des maniaques prônant la tolérance zéro, réclamant de la prison ferme pour tout conducteur alcoolisé et quasiment l’émasculation de quiconque change de ligne sans clignotant.
Là encore, chacun réagit non pas en prenant le temps de réfléchir aux implications des choses, mais en fonction de son aigreur d’estomac du moment. Là encore, on voit s’exprimer beaucoup de passion et fort peu de raison. Là encore, on exprime non l’intérêt commun, mais l’envie personnelle.
Réfléchir avant d’agir. On m’a dit qu’il fallait faire ça, pour ne pas risquer de mourir pour des idées n’ayant plus cours le lendemain.
Mais les gens qui s’expriment ces temps-ci, ils n’ont pas dû fréquenter la même école que moi. Ou alors, ils ont séché des cours.
Le premier truc qui leur passe par la tête, leur réactive viscérale immédiate, au lieu d’être accueillis avec la circonspection et l’examen de conscience qu’ils méritent, sont érigés en vérité universelle. Et moins c’est subtil, moins c’est argumenté, mieux c’est : ne dites pas “j’estime en mon for intérieur que cette personne reste dangereuse pour la société et que le risque est trop élevé pour envisager une libération conditionnelle” mais criez “vous avez vu ce qu’elle a fait ? C’est un monstre, qu’elle brûle en enfer !” ; ne dites pas “je pense que le coût du délit de grand excès de vitesse, par les emprisonnements qu’il risque d’entraîner, sera supérieur aux effets réels sur la sécurité routière”, mais beuglez “c’est nul à 130 déjà je m’endors !”.
Peut-on leur en vouloir ? Après tout, c’est assez humain de réagir ainsi, pour soi, sans réfléchir outre mesure. Certes, on essaie dans notre enfance de nous éloigner de ces comportements, que l’on qualifie généralement de “puérils” ; mais après tout, c’est ancré en l’homme. Et puis, ne l’oublions pas, l’exemple vient d’en haut : notre garde des Sceaux n’est qu’un représentant ponctuel d’un gouvernement qui veut pondre une loi à chaque nouvelle actualité, y compris celles pour lesquelles il y a déjà un empilement législatif inapplicable.
Au point, d’ailleurs, que quand un homme politique prend le temps de réfléchir, on le lui reproche. Un certain Barack Obama l’a subi il y a quelque temps, lorsque ses concitoyens lui ont demandé ce qu’il allait faire du dossier irakien : au lieu de répondre viscéralement comme tout un chacun “I want our guys back now !” ou “I’ll send more troops to end this war now !”, ce con s’est posé deux minutes, a demandé leur avis à un bataillon de conseillers militaires, stratégiques, politiques et géopolitiques, avant de finalement faire une réponse de Normand genre on va continuer, mais on va former l’armée irakienne, on va filer les clefs à quelques autochtones et on va rappeler nos troupes progressivement.
Le problème, c’est que les jugements à l’emporte-pièce sont rarement les meilleurs, dans tous les domaines.
Que l’on en veuille à la complice d’un violeur d’enfants, c’est compréhensible. Qu’on tire une satisfaction de la punition qui lui est infligée et qu’on souhaite que celle-ci dure, c’est humain à défaut d’être réellement intelligent. Mais il faut se méfier de cette tentation.
Les statistiques sur le suivi des délinquants après une peine de prison le disent : un criminel dont la sortie a été préparée et accompagnée, surtout si elle a été anticipée (il y a une dimension symbolique assez puissante dans la remise de peine, qui est une main tendue de la société envers le condamné), récidive beaucoup moins qu’un criminel relâché du jour au lendemain parce qu’arrivé à la fin de son temps. Or, l’objectif premier de la justice, je l’ai déjà dit, doit être prioritairement de protéger la société. Si la punition est contraire à l’intérêt public, elle doit être abandonnée.
Dans le cas présent, on a une prisonnière dont le comportement ces dernières années est exemplaire et dont le projet de réinsertion est cohérent et solide. L’intérêt public est-il de lui faire subir sa peine jusqu’au bout, au risque de transformer la dette symbolique et la gratitude d’une remise de peine en rancœur due à la non-reconnaissance de ses efforts ? Est-il, cet intérêt, qu’elle soit libérée dans quelques années, sans projet de sortie, ou qu’elle suive un parcours de réinsertion suivi et basé sur un contrat comportemental ?
Les tripes de tout être humain sont un peu perturbées d’envisager que l’on remette en liberté volontairement un être coupable de ces crimes. Mais bon sang, nous avons développé un énorme lobe frontal pour éviter d’être pieds et poings liés lorsque notre système limbique a une réaction viscérale !
Le même lobe frontal pourrait être mis à profit par automobilistes et tenants de la sécurité routière absolue pour tenter de comprendre le raisonnement des autres et de réfléchir au projet réglementaire en cours en envisageant ses conséquences à long termes, sur différents plans, et mettre en balance leur intérêt particulier, leur réflexe primaire et l’objet social de ces mesures.
(Au passage, en l’occurrence, je les trouve pour l’essentiel d’une crétinerie crasse, parce que je pense que cela passe à côté de nombre de comportements dangereux — les clignotants, les feux grillés (j’ai encore failli voir un gros tas de viande fraîche hier après-midi à cause d’un chauffeur de scooter qui avait peur de perdre trois secondes et a failli percuter un cycliste), la circulation sur les trottoirs… — et se concentre trop sur des comportements faciles à cibler mais peu accidentogènes. Mais c’est pas le sujet.)
Il est toujours plus facile de céder à ses réflexes primaires. Les hommes politiques l’ont bien compris, qui font campagne sur des thèmes comme la sécurité ou l’immigration plutôt que sur des réflexions plus poussées sur un modèle social et économique. Il est d’ailleurs symptomatique de noter que l’écologie, utopie risible d’un tas de hippies des années 70, est devenue un sujet majeur lorsqu’elle a commencé à faire peur et à devenir un outil de pression sur l’angoisse. L’emporte-pièce, c’est l’outil zéro de l’opinion, celui que tout le monde a, que tout le monde utilise. Et en plus, ça permet de prendre une décision rapide, ce qui est toujours rassurant — “ah, au moins j’ai fait quelque chose”.
Prendre une bonne décision, en revanche, c’est tout un exercice. Il faut commencer par douter de sa pulsion primaire, puis réfléchir aux implications de chaque option proposée, et éventuellement étendre cette réflexion à l’intérêt collectif, notion fluctuante sur laquelle les consensus sont rares. Pis : par opposition au soulagement de la décision rapide, plus on doute, plus l’angoisse s’étend, et plus l’envie de revenir aux fondamentaux et de prendre une décision brutale et instinctive remonte.
Le pire, c’est que la réflexion peut être contre-productive. Le temps qu’une décision soit prise, une situation peut pourrir jusqu’à devenir ingérable. Et cela n’est pas sans donner du grain à moudre aux viscéraux qui suivent aveuglément leur première idée : s’il est difficile de démontrer qu’une décision a été mauvaise (et après tout, “il fallait faire un choix, je l’ai fait”), il est souvent aisé d’attaquer une réflexion trop longue (“et pendant qu’il foutait rien, nos gars se faisaient buter”).
Du coup, ce n’est peut-être pas demain qu’on verra des humains réfléchir un peu plus que des paramécies à l’heure de commenter une décision de justice, un projet de loi ou n’importe quoi d’autre.
Et ça n’est peut-être pas demain que je cesserai d’avoir peur en me disant que certains de mes compatriotes ont le droit de vote, et vont choisir un bulletin en fonction de l’actualité du jour plutôt que selon des convictions ou des choix de société réfléchis…