Et nous ?

Ayé, c’est fait, on a trou­vé les boîtes noires de F‑GZCP. Au pas­sage, cha­peau : trou­ver deux aiguilles dans une botte de foin de plu­sieurs kilo­mètres de côté par 4000 mètres de fond, c’est impressionnant.

Et on a pu récu­pé­rer leurs don­nées. Au pas­sage, cha­peau : faire des puces qui res­tent lisibles après une pro­bable chute, puis deux ans d’im­mer­sion sous 400 kg d’eau salée par cm², c’est impressionnant.

Et voi­là que main­te­nant, mes confrères nous expliquent que c’est impor­tant pour les familles des vic­times d’une part, et pour la déter­mi­na­tion des res­pon­sa­bi­li­tés d’autre part.

Ah.

Que ce soit impor­tant pour les familles des vic­times, je n’en doute pas. Savoir com­ment ses proches sont morts, com­prendre l’en­chaî­ne­ment des évé­ne­ments, savoir peut-être même quelles ont été les condi­tions de leurs der­nières minutes, c’est un élé­ment impor­tant dans un deuil. De même que, pour cer­tains, avoir des restes à enterrer.

Que ce soit impor­tant pour la jus­tice, je ne le remets pas en cause non plus. Com­pa­gnie aérienne, construc­teur de l’ap­pa­reil, assu­reurs et familles de l’é­qui­page attendent avec impa­tience de savoir à quoi s’en tenir niveau res­pon­sa­bi­li­tés. Les pre­mières pour des his­toires de gros sous — 228 morts et un avion à 200 mil­lions de dol­lars, ça fait beau­coup d’argent —, les secondes pour les mêmes rai­sons que les familles des pas­sa­gers, avec en sus l’an­goisse de l’é­ven­tuelle res­pon­sa­bi­li­té d’une per­sonne aimée.

Néan­moins, j’au­rais une petite ques­tion : et nous ?

Nous, ça nous concerne pas ?

Per­son­nel­le­ment, l’his­toire de cet A330 m’in­té­resse. Et pas par vague fas­ci­na­tion mor­bide ; j’ai lu avec autant de pas­sion les rap­ports d’en­quête sur le crash de F‑GLZQ¹ et l’amer­ris­sage de N106US², qui n’ont fait que des bles­sés légers mais ont appor­té autant d’in­for­ma­tions que des catas­trophes comme le crash de F‑BTSC³.

En fait, “nous” recouvre deux sens. L’his­toire de F‑GZCP “nous” inté­resse, nous les maniaques de n’a­vions et pas­sion­nés de trans­ports au sens large. Nous, les geeks, qui nous inté­res­sons à la tech­nique. Com­prendre l’en­chaî­ne­ment de faits, sou­vent insi­gni­fiants, qui ont conduit une machine de haute pré­ci­sion à dys­fonc­tion­ner, alors pré­ci­sé­ment que son concep­teur a tout fait pour l’empêcher d’a­voir le moindre pro­blème, ça a quelque chose de passionnant.

Typi­que­ment, dans le cas qui nous occupe, il y a plu­sieurs ques­tions en sus­pens, même si la panne des tubes de Pitot (cal­cu­lant vitesse et alti­tude) est avé­rée grâce aux trans­mis­sions auto­ma­tiques de l’Acars : nor­ma­le­ment, un avion n’est pas cen­sé perdre 12 000 mètres d’al­ti­tude sans que per­sonne ne réagisse.

En fait, la perte des don­nées four­nies par les tubes de Pitot entraîne la perte de l’in­di­ca­tion aérienne de la vitesse et de l’al­ti­tude… que l’ap­pa­reil peut cal­cu­ler à l’aide d’une cen­trale iner­tielle et, au besoin, par GPS, qui n’est pas un sys­tème extrê­me­ment pré­cis sur le plan ver­ti­cal mais ne per­met tout de même pas une erreur d’al­ti­tude de 12 km. Des pannes totales de tubes de Pitot sur A330/A340 se sont déjà pro­duites, avec tou­jours pour consé­quence immé­diate la décon­nexion du pilote auto­ma­tique et le réveil des pilotes par une série d’a­larmes. Ils n’ont jamais à ma connais­sance entraî­né de perte majeure d’al­ti­tude, même si l’un des avions concer­nés serait des­cen­du d’en­vi­ron 1000 m avant d’être repris en mains (ce qui aurait pu cau­ser une col­li­sion avec d’autres appa­reils, mais pas avec le sol, sur­tout au des­sus d’un océan) — source pas claire, citée par Wiki­pé­dia, donc doubles pin­cettes, merci.

F‑GZCP aurait, d’a­près les traces sur les débris, tou­ché l’eau qua­si­ment en ligne de vol, alors que la der­nière trans­mis­sion tech­nique indi­quait une alarme de pres­sion cabine cor­res­pon­dant à une des­cente rapide ; cette asso­cia­tion évoque une des­cente qua­si­ment à plat, mais ce genre de décro­chage com­plet est éton­nant pour un appa­reil cen­sé voler à envi­ron 900 km/h (pas de signa­le­ment de panne moteur dans les mes­sages Acars, juste un retour en manuel sur la ges­tion des gaz).

Essayer de remettre tous les élé­ments du puzzle en place juste pour com­prendre com­ment cet appa­reil a fini par s’a­bî­mer, c’est pas­sion­nant. Com­ment tout a pu foi­rer, com­ment on s’est retrou­vé dans une situa­tion à laquelle on n’a­vait pas pen­sé, tout ça.

Et c’est aus­si parce qu’on s’in­té­resse à ce genre de trucs qu’on est flic ou journaliste.

Mais “nous”, c’est aus­si nous tous, qui pre­nons l’a­vion plus ou moins régu­liè­re­ment. Ce crash aura néces­sai­re­ment des consé­quences sur la sécu­ri­té des vols que nous pren­drons ; il en a déjà eues, avec le rem­pla­ce­ment des tubes de Pitot sur l’en­semble des A330 en ser­vice équi­pés du même modèle.

Et plus les enquê­teurs du BEA auront de don­nées à ana­ly­ser, plus ils seront à même de com­prendre com­ment les dif­fé­rents élé­ments internes et externes à l’a­vion se sont imbri­qués pour faire tom­ber F‑GZCP. Météo ? Sans doute, la zone étant connue pour ses tur­bu­lences et quelques tem­pêtes étant annon­cées cette nuit-là. Panne méca­nique ? Sans doute aus­si, on a déjà des alertes Acars pour l’in­di­quer. Faute de pilo­tage ? Peut-être. Mais il faut sur­tout plu­sieurs élé­ments. En fait, même dans un acci­dent aus­si lim­pide que celui de F‑BTSC, il y a dif­fé­rentes causes et de petits détails auraient suf­fi à modi­fier l’is­sue du vol — une véri­fi­ca­tion tech­nique d’un DC-10, un pneu de Concorde ayant subi quelques atter­ris­sages de plus ou de moins, une pro­tec­tion souple dans un réser­voir, que sais-je ? À l’ex­trême, il aurait suf­fi d’un coup de vent tra­ver­sier déca­lant l’a­vion de vingt cen­ti­mètres pour qu’il ne connaisse aucun problème.

Or, dans la chute qui nous occupe, l’en­chaî­ne­ment de causes, hau­te­ment impro­bable (les auto­ri­tés ont long­temps été réti­centes à lais­ser faire des vols inter­con­ti­nen­taux à des biréac­teurs, et la cer­ti­fi­ca­tion des Air­bus A330 et Boeing 777 a été par­ti­cu­liè­re­ment soi­gnée) voire jamais ima­gi­né, va être décor­ti­qué puis entraî­ne­ra for­cé­ment l’a­dop­tion de pro­cé­dures ou de tech­no­lo­gies dif­fé­rentes pour amé­lio­rer la sécu­ri­té des pro­chains vols⁴. Là, la seule per­sonne pou­vant réel­le­ment pré­tendre n’être pas concer­née est celle qui est cer­taine de ne jamais prendre l’a­vion et de ne jamais être sous un avion qui tombe et, à part un ermite vivant cloî­tré dans un abri sou­ter­rain, j’ai du mal à ima­gi­ner un indi­vi­du dans cette situation.

C’est mal­heu­reux, mais nous pro­fi­tons tous des acci­dents pas­sés. L’exemple le plus emblé­ma­tique qui me vient, là, main­te­nant, c’est l’acci­dent de HL7442, un Boeing 747 abat­tu par la chasse sovié­tique après avoir empié­té sur l’es­pace aérien de l’URSS. Une erreur de navi­ga­tion, que l’é­qui­page aurait pu détec­ter en véri­fiant son cap régu­liè­re­ment, que le sol aurait pu signa­ler avec une cou­ver­ture radar appro­priée, ou que l’a­vion lui-même aurait pu annon­cer s’il avait dis­po­sé… d’un simple GPS. Rigo­lez pas, c’est parce que ce vol a été des­cen­du que Rea­gan a auto­ri­sé les civils à uti­li­ser le GPS : si HL7442 n’a­vait pas été abat­tu, votre iPhone ne pour­rait pas vous gui­der jus­qu’à votre bou­lan­ge­rie et, plus grave, une panne de cen­trale iner­tielle sur un vol cir­cum­po­laire pour­rait mettre en dan­ger n’im­porte quel avion tan­dis qu’un appa­reil aux tubes de Pitot défec­tueux n’au­rait plus que son aver­tis­seur de proxi­mi­té du sol pour esti­mer son altitude.

Per­son­nel­le­ment, je n’ai jamais vrai­ment eu peur en avion, même lors­qu’un coup de foudre en finale a fait son petit effet dans un RJ85 en approche sur Rois­sy. Ma prin­ci­pale crainte a tou­jours été de vomir sur les genoux de mon voi­sin (ou pire, de ma voi­sine) si les tur­bu­lences deve­naient trop fortes.

Mais même sans par­ler de mon obses­sion de tou­jours com­prendre com­ment tout marche ou ne marche pas, en tant que pas­sa­ger, j’ap­pré­cie que des gens bien plus com­pé­tents (pour une fois, c’est pas iro­nique : les gars du BEA ont déjà mon­tré qu’ils étaient vrai­ment bons dans leur spé­cia­li­té) se penchent sur un maxi­mum de don­nées pour éli­mi­ner de mes plans de vols tous les sce­na­rii-catas­trophes qui pour­raient les mettre en péril.

Et quelque part, la sécu­ri­té de mil­lions d’u­ti­li­sa­teurs me paraît plus impor­tante que le deuil de quelques cen­taines de familles ou la perte de quelques mil­lions d’eu­ros par telle ou telle com­pa­gnie. N’en déplaise à mes confrères plus prompts à par­ler de larmes et d’argent que de sécu­ri­té technique.

¹ Air­bus A340 détruit à l’at­ter­ris­sage à Toron­to en 2005 : tou­cher trop long, sor­tie en bout de piste, fau­chage du train puis incendie.

² Peut-être main­te­nant le plus célèbre des Air­bus A320, posé dans l’Hud­son river : étouf­fe­ment simul­ta­né des deux réac­teurs, souf­flés par la tra­ver­sée d’un vol de bernaches.

³ Concorde cra­shé à Gonesse en 2000 : explo­sion d’un pneu, incen­die entraî­nant la des­truc­tion des moteurs gauche et décrochage.

⁴ De même, soit dit en pas­sant, que d’autres catas­trophes : la suc­ces­sion séisme — inon­da­tion — noyade des groupes élec­tro­gènes — panne de refroi­dis­se­ment de la cen­trale nucléaire numé­ro 1 de Fuku­shi­ma fait réflé­chir plein de gens sur la pré­ven­tion d’un sce­na­rio simi­laire à Fes­sen­heim, située à proxi­mi­té immé­diate du canal d’Alsace.