C’est de l’info, Coco
|Disons-le tout de suite : je ne vais pas parler de l’affaire qui secoue depuis une semaine la vie de mes concitoyens. Déjà parce que tout a été dit et répété, ensuite parce que tout à fait entre nous, je m’en fous un peu.
En revanche, c’est très intéressant pour un journaliste qui souhaite réfléchir un peu sur le journalisme.
Le truc frappant, c’est que mes confrères de la presse généraliste, économique ou politique parlent et écrivent. Beaucoup. Énormément. Tout ça pour dire quoi ?
Rien.
Rien ?, dites-vous, un sourcil en l’air.
Rien, réponds-je implacablement. Parce qu’ils n’ont rien à dire. Une affaire judiciaire en cours, dont on ne sait pas grand-chose et sur laquelle extrêmement peu d’informations fiables sont disponibles, il n’y a rien à dire dessus.
Or, un journaliste est aujourd’hui plus payé pour écrire (ou parler pour mes confrères de l’audiovisuel) que pour informer. Donc, ils disent rien, mais beaucoup et longtemps.
Le problème vital du journaliste, c’est que l’information n’est pas un flux continu, régulier et prévisible. Tous les journalistes le savent : c’est un métier fait de langueurs emmerdantes entrecoupées d’accélérations fulgurantes où il faut malgré tout tenir.
Même dans ma branche (les appareils photo numériques, pour rappel), qui est par essence planifiée comme toute activité industrielle, il y a des variations de rythme phénoménales, entre les périodes où les constructeurs ne nous envoient plus de produits à tester (“non mais ça, c’est pas la peine, vous verrez : il sort du catalogue dans quinze jours”) et les salons où on court de 9h30 à 23h, arrivée à l’hôtel à minuit et tapage d’articles jusqu’à 2h, le tout en marchant 15 bornes par jour et en dormant six heures par nuit.
Alors, quand vous faites de l’info généraliste, où par essence il y a des jours où il ne se passe rien et d’autres où se produisent simultanément un tremblement de terre ici, un krach boursier là, un incendie ailleurs et un procès à côté, le rythme logique est encore plus irrégulier.
Mais il se trouve que les publications, elles, sont continues. Que le journaliste ait de l’info pour vingt pages / deux heures ou qu’il n’ait rien à écrire / dire passée la météo du jour, il doit toujours pondre ses quatre pages / son émission de trente-cinq minutes.
Du coup, journaliste est un métier où l’on est parfois payé pour meubler.
Y’a rien, puis-je trouver un marronnier pour occuper mon lecteur en espérant qu’il n’aille pas plutôt jouer à la pétanque — tiens, si j’allais jouer à la pétanque avec les collègues ? Eh mais c’est un sujet, ça ! “Nous nous rendons maintenant dans le Var, où une entreprise propose à ses ouvriers de jouer à la pétanque dans la cour de l’immeuble entre midi et deux. Un sujet original de nos envoyés spéciaux…”
Rigolez pas, je suis sûr que c’est comme ça qu’on se retrouve avec des “papiers” de ce genre.
Donc, mes confrères sont payés pour occuper quotidiennement un temps d’antenne ou une surface de papier. Et ce, qu’ils aient de vrais sujets ou non.
Lorsqu’ils n’en ont pas, ils ont donc un problème. Il leur faut dénicher un truc, vaguement intéressant ou susceptible de le devenir avec un traitement adapté (un bon journaliste, comme un bon romancier, vous passionnera en vous racontant la reproduction des libellules au Pérou), produire leur sujet, puis le passer en priant pour que l’audience ne s’effondre pas alors qu’eux-mêmes sont conscients d’avoir joué à boucher les trous et à délayer.
Le lecteur, parfois, s’en rend compte et s’exclame, rageur : “non mais qu’est-ce qu’ils ont, ce journal, y’a rien d’intéressant aujourd’hui”. Mais la plupart du temps, il se contente de zapper silencieusement ou d’arrêter de donner son obole au kiosquier.
Le bon journaliste est donc celui qui arrivera à convaincre le lecteur que son article de remplissage l’intéresse.
Mais de temps en temps, il y a un sujet qui intéresse réellement la plupart des lecteurs. Pour un journaliste, c’est une période bénie : celle où il n’est plus besoin de faire du remplissage, où il suffit de se laisser porter, d’écrire sur le sujet sans se creuser le chou à trouver un axe intéressant, et de regarder passivement les ventes s’envoler. C’est ce qu’il s’est passé cette semaine, avec ai-je ouï dire une poussée de 50 % des ventes du Monde de mardi matin — celui qui relatait la fameuse affaire dont toute la France parle, paraît-il.
Le problème, c’est que chez nombre de journalistes, ce phénomène a deux conséquences.
La première est humaine : quand le sujet ne demande pas d’investissement particulier, on sombre dans la facilité.
Résultat : on proclame des choses, on reprend des infos, on pioche à droite et à gauche en interrogeant les premiers venus ou en repompant sur les confrères, et on ne vérifie plus trop les informations puisque tout le monde dit la même chose, chacun cédant à la même facilité.
Cela donne des détails erronés, repris par l’ensemble de la profession. Les lecteurs amateurs de Twitter font exploser les statistiques du tag #fail, les autres se contentent de froncer les sourcils en disant que décidément les journalistes sont des crétins incompétents, voire gobent toutes les couleuvres sans tousser (je me demande ce qui est pire).
Et à la fin, ça donne des journalistes tout penauds qui regardent leurs pompes en disant : “ah oui, y’a pas de “première” dans les A330 d’Air France, il était en “affaires”, on a confondu, on le f’ra plus promis”. Ou, plus souvent, ça donne un silence assourdissant dont seuls les spécialistes du dossier se souviendront, pour nourrir à l’occasion les rengaines sur l’incompétence de la presse.
Deuxième conséquence de l’arrivée d’un sujet facile qui passionne les foules : le journaliste tente de vivre facilement en poussant le filon jusqu’à son terme. Or, il n’y a pas des masses de vraies informations : celles-ci sont entre les mains de la justice, seule à même de les diffuser et de se prononcer à leur sujet.
Le premier jour, le journaliste écrit ou dit donc ce qu’il sait par la dépêche AFP qu’il pompe allègrement.
Le deuxième jour au matin, il balance les réactions des uns et des autres dans un passionnant micro-trottoir au marché de Lons-le-Saulnier¹.
Le deuxième jour au soir, il interroge un avocat pénaliste américain pour savoir ce qui va se passer.
Le troisième jour, il commence par un résumé… Puis il s’aperçoit qu’il n’a rien de plus à dire que le premier jour à 15 h.
Alors, il brode.
Broder, c’est un peu ce qu’il fait aux périodes creuses. Il a l’habitude. Mais aux périodes creuses, il brode avec attention, parce qu’il faut maintenir l’intérêt du chaland sur un sujet aussi passionnant que le moulage des bouteilles de San Pellegrino.
Au contraire, ces temps-ci, le lecteur est captivé : il est comme une oie avide d’informations, à laquelle on peut faire avaler n’importe quoi pourvu qu’on le lui fourre dans le bec par le bon tuyau. Du coup, le journaliste bâcle un peu, c’est humain, après tout, il a passé l’année à vous gaver de grains de blé soigneusement sélectionnés, maintenant que vous avez faim il peut bien se détendre et vous fourguer un peu de tige avec.
Bien sûr, si vous êtes un lecteur attentif, vous allez poser votre journal le troisième jour en vous demandant pourquoi vous n’avez rigoureusement rien appris dans les vingt pages de dossier spécial que vous venez de vous taper.
Heureusement, le lecteur attentif est minoritaire. Le lecteur ordinaire est plus habitué aux feuilletons à rebondissement, qui sautillent à la fin de chaque épisode sans faire avancer l’intrigue principale. Un bon journaliste, qui va tortiller l’information pour la présenter chaque jour sous un nouvel angle sans qu’il y ait une once de vérité supplémentaire, tient donc aisément son public en haleine pendant trois semaines avec un sujet pareil.
Mais quelque part, ça me rappelle la visite sur Terminus de l’ambassadeur de l’Empire dans Fondation, dont on analyse les propos rassurants pour se rendre compte qu’en deux jours, il n’a rigoureusement rien dit.
Rien, vraiment ?
Non, rien. Juste un babillage sans intérêt.
PS : je viens de tomber sur ce dessin de Vidberg. Apparemment, je suis pas le seul à m’interroger… Le coup du “on a déjà posté deux articles là-dessus hier… — Je sais, j’ai recopié dessus.” m’a vraiment rire. Ou pleurer, je sais plus.
¹ Chers Lédoniens, soyez rassurés : je n’ai rien de particulier contre votre marché, c’est juste le premier nom qui m’est passé par la tête.