Rigueur
|Vous savez quoi ? C’est la crise. La terrible crise. Et les États, enfin, certains États sont au bord de la faillite.
Quand vous avez des dettes à ne plus savoir qu’en faire, que fait la banque ? Elle négocie les modalités de remboursement. En général, ça se résume comme ça : arrêtez de vivre comme Crésus, revendez votre voiture neuve et votre téléviseur pour dégager des fonds, stoppez votre manie de vouloir bouffer de la viande tous les jours et de payer des musées et des cinoches à vos gosses, et vous verrez, vous pourrez rembourser.
C’est, en gros, ce qui se passe à l’échelon supérieur, lorsqu’un État est proche de la faillite. Les institutions prêteuses, qui portent de doux noms comme “Fonds monétaire international”, aident les États dans la merde en leur proposant d’étaler leurs paiements, voire en renégociant leurs dettes, en échange de modifications comportementales : dépensez moins, bordel. Ça s’appelle des mesures de rigueur, et le but, c’est d’apprendre à l’Argentine, à la Grèce ou à n’importe qui à gérer ses comptes en “bon père de famille”.
Le truc amusant, c’est que quand on fait ça, l’État coupe là où il peut dans les dépenses publiques. Les dépenses publiques, c’est souvent des choses du genre allocations familiales, assurance maladie, aménagement de voirie, enseignement… Ah oui, armée, aussi, mais on ne peut pas couper l’armée, ça se fait pas. Donc, il coupe des dépenses qui allaient aider directement la population.
Ah oui, parce qu’un État, en fait, c’est pas un père de famille. C’est une gigantesque structure qui représente une population, de la volonté de laquelle émane sa légitimité (ça s’appelle une démocratie). Réguler les dépenses d’un État, c’est pas juste équilibrer un compte en banque, c’est aussi envoyer un tas de signaux à un peuple en principe souverain.
En l’occurrence, le signal est toujours le même : asseyez-vous sur vos aides publiques, l’État va mal, démerdez-vous sans lui.
J’avais déjà expliqué il y a un an quelle serait ma réaction si l’on m’annonçait que l’État allait supprimer mes aides (il se trouve que je n’en reçois pas, mais imaginons une seconde que je ne fasse pas partie des 25 % des Français les plus riches¹) : restreindre mes dépenses personnelles pour tenter d’épargner en vue d’un éventuel coup dur, au risque de bloquer l’économie nationale. Relisant ce billet, je retrouve cette conclusion :
J’ai l’impression qu’on va filer à la Grèce un sandwich, tout en exigeant qu’elle vende ses chalutiers. Chais pas comment elle va claper quand elle aura digéré le cadeau… Okay, sur un an, ça ira peut-être mieux, mais il me paraîtrait logique qu’à terme, ça la pousse au naufrage plutôt qu’au succès.
Un an après, c’est assez précisément maintenant. Et qu’entends-je maintenant ? Que la Grèce est toujours dans la merde. Que l’État grec en chie grave, et que les Grecs sont de plus en plus mécontents de la politique de rigueur menée sur l’ordre des prêteurs. Y’a des jours où j’aimerais avoir tort, vraiment, mais là, j’ai l’impression d’avoir eu raison contre les “experts” du FMI…
Et que font-ils aujourd’hui, ces fameux experts ?
Il promeuvent… une politique de rigueur. Ben oui. Celle-là même qui a été lancée il y a un an, et avec laquelle (notez que je prends garde de ne mettre ni “malgré” ni “à cause de”) la Grèce souffre de “sa pire récession depuis trente-sept ans” (source).
Je l’ai déjà dit, je ne suis pas économiste. Mais il y a un dicton pas qu’il me paraît intéressant de rappeler : La définition de la folie, c’est de faire et refaire la même chose en espérant un résultat différent².
C’est exactement ce qu’on fait en demandant à la Grèce un nouveau plan de rigueur. C’est d’autant moins pardonnable que c’est déjà avec un plan de rigueur que l’Argentine a traversé une crise douloureuse dans les années 90 — encore une fois, lisez La grande désillusion de Stiglitz.
Un plan de rigueur n’est pas forcément une mauvaise idée en soi. Il peut permettre de rééquilibrer des comptes délirants, de stabiliser financièrement une zone soumise à une forte érosion monétaire (France sous de Gaulle par exemple)…
Mais c’est une arme à double tranchant, qu’il ne me paraît pas bon d’utiliser comme solution simple à tous les problèmes. Notamment parce qu’elle s’accompagne d’un risque non négligeable de voir l’économie réelle paralysée par l’inquiétude de la population : pour qu’une économie fonctionne, il faut que les gens fassent tourner leur argent, donc qu’ils ne cherchent pas à garder le peu qu’ils en ont, et donc qu’ils aient confiance en l’avenir. De Gaulle a pu faire de la rigueur sans problème, parce qu’on était en pleines “trente glorieuses” et que personne n’allait s’inquiéter pour si peu.
Il est manifeste que ce n’est pas le cas en Grèce. La politique de rigueur y est vécue comme un abandon de l’État et l’imposition au peuple d’une crise dont il ne serait pas responsable. Et dans ces conditions, j’ai l’impression que tout plan de rigueur ne peut amener qu’une plus grande inquiétude, donc une plus forte volonté de limiter ses dépenses, et donc une paralysie économique du pays (soit parce que les dépenses n’ont pas lieu, soit parce qu’elles passent par le marché noir, supprimant les taxes et donc les revenus de l’État au passage).
Existe-t-il une autre solution ? Je ne sais pas. Il me semble quand même qu’il est urgent de tenter autre chose, en faisant un truc susceptible de redonner aux Grecs l’envie de faire circuler leur monnaie, donc de leur redonner un peu de confiance.
Il existe une tactique connue pour faire exactement ça : la politique de relance. Celle-ci est en fait un gros bluff : il s’agit de faire croire aux gens que l’État a un argent qu’il n’a pas. Augmenter les dépenses, la solidarité publique, accroître l’activité par une politique de grands travaux par exemple ; l’État y subit un profond déséquilibre de son budget, mais celui-ci peut (ça n’a rien de systématique) être à terme compensé par les dépenses supplémentaires des individus, qui relancent l’économie et génèrent un accroissement de la richesse, assorti d’une augmentation des rentrées fiscale et donc d’un rééquilibrage du budget de l’État.
Cette politique, c’est celle du New deal de Roosevelt, qui a sorti les États-Unis de la crise de 29 (bien aidé, il est vrai, par une petite guerre mondiale). C’est aussi celle des plans de relance français qui se sont cassé la gueule après les chocs pétroliers : comme je disais, c’est un gros bluff, un quitte ou double de joueur de poker averti, qui peut se traduire par un cercle vertueux ou par une absolue stagnation accompagnée de hausse des prix.
Mais une chose me paraît acquise : tant que les Grecs — et les autres habitants d’États dans la même situation : Portugal, par exemple — n’auront pas confiance en leur avenir économique, ils tenteront de limiter leurs dépenses chacun pour sa pomme. Et l’économie ne se porte jamais bien d’une thésaurisation excessive.
¹ Stats INSEE 2008 : 75 % des Français gagnaient moins de 26 000 € nets par an, ce qui est assez sensiblement mon revenu actuel.
² Attribué selon les sources à Einstein ou Franklin, repris par beaucoup en tout cas.