Mauvais esprit
|Je viens de voir un journal télévisé complet, exceptionnellement prolongé d’ailleurs, consacré exclusivement (le résultat du premier tour des primaires écolos et le remaniement ministériel expédiés en deux minutes, ça compte pas) à la libération de deux journalistes retenus pendant un an et demi en Afghanistan.
Bien entendu, je suis heureux de cette nouvelle, pour eux et pour leurs familles, même si maintenant un long et difficile travail de réajustement va être nécessaire, un peu comme la rééducation après un gros accident physique.
Mais comme je suis plein de mauvais esprit, je me pose une question : quelle est, sur la marche du monde qui fait en principe l’actualité du 20 h, l’importance de cet événement ? Justifie-t-elle vraiment une couverture de cette ampleur, au point de nécessiter une édition spéciale avec une demi-heure d’interviews de proches, de collègues, de ministres et consorts ?
Soyons clairs : l’information est essentielle. L’information de leur enlèvement l’était, l’information de leur libération l’est tout autant. La liberté de la presse découle de la liberté d’information, laquelle est un prélude à toutes les libertés — un peuple désinformé est un peuple aisément manipulable.
Mais l’information, en l’occurrence, c’est qu’ils ont ont quitté la protection de l’armée pour rencontrer les autochtones ; qu’ils ont été enlevés et ont passé un an et demi en captivité en Afghanistan ; que les services français ont rapidement noué contact avec les ravisseurs ; et qu’après de longues négociations les deux journalistes et leurs “fixeurs” sont de nouveau libres (enfin, libres de participer aux débriefings de la Sécurité extérieure, aux salamalecs ministériels et aux remises de médailles : la vraie liberté, ça sera dans plusieurs jours, quand on les aura assez exhibés et qu’on pourra passer à autre chose).
Autrement dit, même en délayant bien, l’info, il y en a pour dix minutes.
Le reste, ce n’est pas de l’information. Savoir comment la femme de l’un ou les parents de l’autre ont vécu cela et comment ils ont été ou non pris en charge par les services secrets, c’est de l’information façon Perdu de vue, pas du journalisme.
J’aurais aimé, par exemple, qu’on évoque les éventuelles conséquences de cette libération, qui n’est pas peut-être pas sans importance pour la géopolitique locale : “la France ne paie pas de rançon”, certes, mais je n’imagine pas que les ravisseurs aient rendu leurs otages pour les beaux yeux de notre ministre des affaires étrangères. Qu’ont-ils obtenu, quelles conséquences dans les relations de ce groupe (a priori) de taliban avec les autres, dans l’équilibre précaire du pays ? Y a‑t-il un rapport avec la récente annonce du retrait des troupes françaises sur place ?
Mais non. L’information aujourd’hui, coco, c’est de faire un gros plan sur des yeux qui coulent et d’interviewer quelqu’un qui sanglote, en lui soufflant les réponses de préférence (ah, ce superbe “Vous vous êtes sentie abandonnée ?” de Pujadas, franchement, Pradel aurait pas fait mieux).