Buddy Longway
|œuvre magistrale et inattaquable de Derib, 1973–2006
Le western est un genre immuable, au cinéma comme en BD. Le héros est blanc, souvent militaire, en tout cas armé, chrétien de préférence, et doit se battre contre des méchants blancs, très méchants et très armés, ou des méchants rouges, très nombreux et très bêtes — en tout cas loin des coutumes raffinées de gens qui abattent un troupeau de bisons pour récupérer les langues.
Pardon, le western était un genre immuable. Il a pris des coups dans la gueule, avec les “héros” ambigus des spaghetti de Sergio Leone, avec la prise de conscience progressive d’Un homme nommé cheval (qui ouvrira la voie à l’inoubliable Danse avec les loups et reprenait en première partie tous les clichés racistes du genre, les détournant finalement non sans intelligence), avec aussi l’évolution lente de Mike Blueberry, qui finira par prendre fait et cause pour les Navajos.
Il a surtout subi une révolution française dans les années 70, grâce à un certain Derib, connu pour une petite série indienne humaniste et humoristique pour enfants qu’il dessinait sur des scenarii de Job, Yakari.
Derib, en 1973, écrit et dessine donc lui-même ce qui sera le premier tome de son chef-d’œuvre. Buddy Longway, jeune trappeur moyennement doué et plein d’idées préconçues sur l’Ouest sauvage, sauve accidentellement de ses tortionnaires une squaw, Chinook. Grillé auprès des Blancs de la région, il n’a d’autre choix que de partir avec elle à la recherche de sa tribu.
L’originalité, c’est que Buddy vieillit : dès le premier volume, il est clair que Derib veut faire de son personnage un être normal, qui évolue au fil du temps. Il occupera ce premier tome à rencontrer la femme de ses rêves, à hésiter, à découvrir une culture différente, à affronter ses premiers obstacles, à ne pas prendre conscience de ses sentiments, à en prendre conscience, pour finalement envisager de se marier avec une squaw sans pour autant perdre son identité de péquenot blanc et chrétien : au contraire de Lord John Morgan, Buddy n’adoptera pas le mode de vie des Sioux et persistera à vivre entre quatre murs et à commercer avec les Blancs.
Ce vieillissement progressif des personnages est bien porté par l’histoire : ils ont deux enfants, qui grandissent et s’émancipent, leurs chevaux meurent et leurs poulains se dressent, les trois poils irréguliers du menton de Buddy deviennent une vraie barbe, les joues de Chinook se creusent et les coins d’yeux deviennent pattes d’oies…
Les thèmes abordés évoluent logiquement de même. De la découverte de la vie, des grands espaces, de l’amour et de la haine dans les premiers tomes, on creuse progressivement avec l’arrivée des colons, quelques ambiances plus glauques (enfant, j’ai fait des cauchemars plusieurs jours après avoir lu L’orignal), l’épreuve de la séparation, mais aussi l’expérience de la famille et les sourires des mioches… L’armée prend progressivement un grand rôle, à la fois comme force de protection pacifique, comme source de revenus (les trappeurs se faisaient souvent guides en territoires hostiles) et comme puissance destructrice, et la lutte entre colons et êtres humains se fait de plus en plus présente, au fur et à mesure notamment que Jérémie prend conscience de son statut de métis, ni blanc, ni rouge.
En fait, Buddy Longway est un peu comme un gigantesque opéra, joyeux et dramatique, sensible et affligeant, drôle et terrifiant. La réédition en intégrales divise cette œuvre en cinq actes, curieusement étonnamment cohérents : le premier volume, de Chinook à Seul…, est une introduction qui met en place les personnages, les thématiques dominantes et impose au héros ses premières épreuves initiatiques, annonçant ainsi la suite à la manière d’une ouverture ; le deuxième, de Le secret à L’eau de feu, se centre sur les enfants et présente les premiers grands heurts entre Blancs et Indiens, qui scelleront le destin de Jérémie et de Kathleen ; le troisième, du Démon blanc à Capitaine Ryan (Premières chasses est un peu hors-série), creuse le sujet et se concentre sur la haine, la violence et la rancœur ; le quatrième, du Vent sauvage au Dernier rendez-vous, se recentre sur Buddy et explore l’espoir que subsistent des gens biens (les Komonczy notamment), mais aussi les affres de la solitude, et c’est aussi là où l’on commence avec Buddy à ressentir le poids des ans ; le cinquième et ultime acte synthétise l’œuvre, concrétise les drames et renoue avec la rancune, la violence et leurs conséquences tragiques pour conclure définitivement l’histoire.
Dans cette gigantesque fresque, œuvre d’une vie (le premier album a été publié au trentenaire de Derib, le dernier à l’âge de la retraite) menée plus ou moins en parallèle1, les plus pénibles ne manqueront pas de relever certains rebondissements un peu brutaux, notamment la brièveté des retrouvailles avec Jérémie (La balle perdue), et l’incohérence qui fait de Jérémie un blond comme son père, alors que sa mère lui a nécessairement légué un gène brun dominant. Cependant, il s’agit de détails insignifiants et dans l’ensemble, j’ai énormément de mal à trouver des faiblesses narratives à cette œuvre magistrale, qui assemble délicatement tout ce qui fait la vie, avec ses doutes, ses angoisses, ses révoltes, ses plaisirs et ses bonheurs.
Sur le plan technique, il faut noter l’évolution graphique, qui accompagne Buddy de l’adolescence vers l’âge adulte ; c’est particulièrement visible au niveau des yeux, qui passent de billes noires à des amandes plus travaillées, pour finir par de vrais globes avec des paupières et… des rides. D’une école semi-humoristique comparable à Yoko Tsuno ou Tanguy et Laverdure (et surtout très proche de Yakari), Derib évoluera vers un trait plus semblable à Comanche, tirant même parfois sur le réalisme brut de Blueberry, tout en gardant une certaine clarté — Buddy Longway paraissait dans Le journal de Tintin, et ne pouvait décemment pas trop lorgner sur l’école de Marcinelle. C’est d’ailleurs, dernière évolution, dans un inhabituel mélange de crayonné et d’aquarelle que Derib conclura sa série… trente-trois ans après l’avoir lancée.
Cependant, le point technique le plus notable est que Derib a fait de Buddy Longway une série expérimentale, où il a osé tenter une narration éclatée (qu’il reprendra d’ailleurs ensuite sur d’autres œuvres). Beaucoup ont depuis suivi ce mouvement, mais le coup de la double page gigantesque, grandiose, parsemée de cases narratives à lire au hasard de la promenade dans un ordre ou dans l’autre, je crois que c’est là qu’il est apparu pour la première fois. Derib a ainsi sorti la BD du statut de story-board chronologique pour lui donner une dynamique narrative particulière, une illustration éclatante de la simultanéité ou de la proximité d’événements, tout en donnant de l’air à un trait fort qui rend majestueusement les imposantes Rocheuses… suisses (Derib a beaucoup dessiné les montagnes autour de chez lui pour les intégrer à son récit).
Globalement, c’est donc une œuvre narrative, symbolique et graphique de premier ordre que le père de Ribaupierre nous a pondue là. C’est aussi un truc encore unique dans l’histoire de la BD, une fiction à l’image de la vie, un opéra graphique en cinq actes, quelque chose de parfois douloureux mais de toujours précieux.
Et puis, je connais pas beaucoup d’auteurs qui ont eu le cran de buter leur héros (GROS “spoiler”). Derib et Trondheim, quoi. Et puis Conan Doyle, mais lui, ça compte pas.
- Je ne sais plus quel auteur de BD, ami de Derib, disait en gros : “Claude, c’est un peu Buddy personnifié. Buddy est Irlandais, il épouse une Sioux, ils s’installent à la montagne et ils ont deux enfants, un garçon puis une fille. Claude est Suisse, il épouse une Belge, ils s’installent à la montagne et ils ont deux enfants, un garçon puis une fille.”