Demander une peine de prison

S’il exis­tait un prix de cré­ti­ne­rie pour les jour­na­listes, il ne fait guère de doute que Guillaume Cham­peau, mon confrère de Numé­ra­ma, pour­rait y pré­tendre. Il vient en effet de nous sor­tir une mons­truo­si­té qui est le signe soit d’une remar­quable mal­hon­nê­te­té intel­lec­tuelle, soit d’une incul­ture d’un tel niveau qu’elle devient coupable.

Les pro­pos incri­mi­nés sont les sui­vants :

En France, le fait de par­ta­ger de la musique ou des films sur Inter­net est puni, comme toute contre­fa­çon, d’une peine maxi­male de 3 ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’a­mende (article L335‑2 du code de la pro­prié­té intel­lec­tuelle). Certes, la loi Hado­pi fait que cette dis­po­si­tion n’est plus uti­li­sée en pra­tique par les ayants droit ; mais c’est uni­que­ment parce qu’ils pré­fèrent désor­mais trans­mettre leurs adresses IP col­lec­tées à la Haute Auto­ri­té pour qu’elle sanc­tionne la négli­gence de l’a­bon­né à inter­net, plu­tôt qu’au tri­bu­nal pour qu’il sanc­tionne le télé­char­ge­ment illé­gal. Rien n’empêche un auteur ou un pro­duc­teur de deman­der une peine de pri­son pour un “pirate”.

Il n’y a ici que deux hypothèses.

Soit mon confrère n’a jamais assis­té à un pro­cès, pas même dans un télé­film, et n’a même jamais jeté un œil aux pro­cé­dures pénales. Il n’a alors pas la moindre idée du dérou­le­ment d’un pro­cès, ce qui est grave pour un type qui se pré­tend jour­na­liste et écrit sur des dos­siers de droit.

Soit mon confrère a sciem­ment alour­di son pro­pos, en ren­for­çant le rôle de grand méchant pro­duc­teur et en lui confé­rant le pou­voir de faire enfer­mer les gen­tils contre­fac­teurs¹, pour faire mous­ser son article quitte à énon­cer au pas­sage une grosse contre-véri­té, ce qui pour le coup consti­tue­rait une pro­fonde faute éthique : un jour­na­liste n’est pas un scé­na­riste de série télé.

Rap­pe­lons donc qu’un pro­cès pénal (cor­rec­tion­nel en l’oc­cur­rence, puis­qu’on parle du délit de contre­fa­çon) est en prin­cipe bipar­tite, et très sou­vent tripartite.

Les deux par­ties sont le pré­ve­nu d’une part, le minis­tère public d’autre part. Le pré­ve­nu est sou­vent repré­sen­té par son avo­cat ; le minis­tère public, per­son­ni­fié par le pro­cu­reur ou son sub­sti­tut, repré­sente la socié­té et l’in­té­rêt collectif.

S’y ajoute donc sou­vent une troi­sième par­tie, dite “civile”, qui pour faire simple pro­fite du pro­cès pénal pour faire juger sa propre affaire concer­nant le même prévenu².

Une seule par­tie est habi­li­tée à deman­der une peine d’emprisonnement : le minis­tère public. Qui n’a jamais vu un pro­cu­reur lan­cer un gran­di­lo­quent “aus­si, mon­sieur le Pré­sident, je demande la réclu­sion cri­mi­nelle à per­pé­tui­té” dans une série télé ou un film ? Le but du minis­tère public est la pro­tec­tion des inté­rêts col­lec­tifs, via une peine adap­tée assu­rant que le délin­quant s’abs­tien­dra à l’a­ve­nir de com­mettre des délits.

Dans une affaire de contre­fa­çon, aucun pro­duc­teur ne peut deman­der une peine de pri­son. Il peut deman­der… Euh, rien. Rien au pénal, en tout cas. Il peut se por­ter par­tie civile pour deman­der des dom­mages et inté­rêts, c’est tout. Il peut deman­der qu’on lui verse une somme contre­ba­lan­çant le pré­ju­dice subi, qu’il est libre d’é­va­luer à des mon­tants déli­rants³. Le reste, que le pré­ve­nu paie en outre une amende ou fasse un temps d’emprisonnement, ne concerne pas les par­ties civiles ; elles n’ont là des­sus rien à dire (sauf devant les camé­ras de Jean-Pierre Per­nault, mais on sort du cadre judiciaire).

Bref, répé­tons-le : jamais un pro­duc­teur n’a eu la pos­si­bi­li­té de deman­der une peine d’emprisonnement. Le seul qui le peut, c’est le pro­cu­reur, qui n’est pas là pour s’oc­cu­per d’un pro­duc­teur mais de l’en­semble de la société.

¹ Qu’il me soit per­mis de cari­ca­tu­rer ici son pro­pos, vous pou­vez lire l’article ini­tial pour vous faire une idée d’à quel point il consi­dère l’at­teinte au droit d’au­teur comme un pro­blème mineur qui devrait être rétro­gra­dé dans l’é­chelle des peines. Que je sois ou non d’ac­cord au fond n’est pas le sujet du pré­sent billet, d’ailleurs.

² Le prin­cipe de juger au civil dans un pro­cès pénal est cou­rant chez nous, mais on parle beau­coup ces temps-ci de la stricte sépa­ra­tion entre pro­cès pénal et pro­cès civil aux États-Unis d’A­mé­rique, où un indi­vi­du contre lequel le pro­cu­reur aban­donne les charges (faute par exemple de pou­voir convaincre un jury “au-delà de tout doute rai­son­nable”) peut paral­lè­le­ment faire l’ob­jet de pour­suites au civil par un plai­gnant, voire être condam­né au civil après avoir été relaxé au pénal — affaires Strauss-Kahn vs Dial­lo et Simp­son vs Gold­man notamment.

³ Si j’ai bonne mémoire, un cer­tain nombre de par­ties civiles ces der­nières années fai­saient un cal­cul du genre : “Untel a par­ta­gé 100 mor­ceaux de musique, 1000 inter­nautes ont télé­char­gé au moins un octet depuis son compte, donc notre manque à gagner cor­res­pond à 100 000 mor­ceaux de musique, on demande 100 000 €”. C’est évi­dem­ment mécon­naître que, d’une part, tous les inter­nautes qui ont télé­char­gé n’ont pas tout télé­char­gé et que, d’autre part, tous ceux-ci n’au­raient pas ache­té ce qu’ils ont téléchargé.