États superposés
|Vous le savez sans doute si vous me connaissez, et peut-être même si vous ne faites que lire ce blog, mais j’ai une petite particularité morale. Ça s’appelle la cyclothymie et, de l’extérieur, ça donne à peu près ça : un type qui vous fait un grand sourire à 9h et vous parle gaiement pendant dix minutes, avant de s’interrompre et de devenir sombre et renfermé en trente secondes, de faire la gueule pendant une heure et d’aboyer des monosyllabes quand on lui demande quelque chose. Rassurez-vous : ça dure pas, le même type va à onze heures être très heureux d’éclairer votre lanterne sur l’œuvre de Clint Eastwood ou de vous écouter raconter la rentrée de vos gosses pendant le repas. Il va peut-être faire la gueule à quatorze heures sans que personne sache pourquoi, mais vers quatorze heures deux il sera extatique parce qu’il sera retombé sur une vieille photo en vidant une carte mémoire.
J’exagère ? Pas tant que ça, tous mes collègues, tous mes amis et même certaines relations plus distantes vous le diront (“Oh, un garçon cyclothymique. T’as tes règles ?”, m’a charrié une attachée de presse il y a quelques semaines).
De l’intérieur, c’est un peu différent.
En fait, je n’ai pas vraiment l’impression de passer de la bonne à la mauvaise humeur en trente secondes.
C’est une sensation plus compliquée de ça.
La quintessence de cette sensation, et le déclencheur pour ce billet sur ce sujet qui me trotte en tête depuis des lustres, c’est la conclusion de ma critique de This must be the place, juste avant, là.
En fait, j’ai pas un état gai et un état triste entre lesquels je ferais une navette perpétuelle.
Mon état est plutôt celui-ci, grosso modo : 1 / √2 (|gai> + |triste>).
Quoi, vous aimez pas les blagues quantiques ? Schrödinger la trouve hilarante, pourtant.
Donc, pour ceux qui ne passent pas trois heures sur Wikipédia à chaque épisode de The Big bang theory pour essayer de comprendre ce que Sheldon a dit, disons qu’en réalité, je suis dans plusieurs états superposés.
La plupart du temps, je suis triste et gai. Et énervé, et attendri. Et plein d’espoir, et angoissé. En même temps. Un peu comme Cho¹, peut-être.
Ensuite, ces différents états vont être plus ou moins visibles. Chaque état dispose d’un potentiel d’expression, soutenu par différents excitateurs, et prend plus ou moins le dessus sur les autres, devenant plus ou moins extériorisé. L’impression de changement brutal de caractère est plutôt dû au passage d’une domination d’un état à une domination d’un autre état, précédemment latent, mais pas toujours enfoui très profond. C’est une petite évolution de l’équilibre intérieur qui occasionne une révolution comportementale.
Le soucis, c’est que cette évolution de détail peut être causée par un élément mineur, souvent totalement inaperçu de l’entourage, mais a des conséquences importantes : en physique, on appelle ça un déséquilibre. Et qu’il y a des fois, notamment lorsqu’un élément risque de renforcer plusieurs états superposés, où j’ai tellement peur de laisser paraître cette instabilité que je bloque toute expression, ce qui joue aussi des tours — “ah ben on savait pas que tu voulais venir” et consorts.
Et des fois, je dois expliquer que non, c’est pas que je voulais pas venir. C’est juste que j’étais dans l’état quantique 1 / √2 (|envie de venir> + |peur de paraître hystérique>), et que seul le fait de vérifier pouvait me faire basculer dans un état non superposé.
¹ “Et bien, évidemment, elle est très triste, à cause de la mort de Cedric. Ensuite, je suppose qu’elle est confuse parce qu’elle aimait Cedric et que maintenant elle aime Harry, et elle ne sait pas qui elle aime le plus. Et puis elle culpabilise en pensant que à la base, c’est une injure à la mémoire de Cedric d’embrasser Harry, et elle doit se demander ce que les autres vont dire d’elle si elle commence à sortir avec lui. Et elle ne peut sûrement même pas savoir exactement ce qu’elle ressent pour Harry, de toute façon, parce qu’il est celui qui était avec Cedric quand il est mort, donc c’est très mélangé et douloureux. Ah, et elle a peur de se faire jeter de l’équipe de quidditch de Ravenclaw parce qu’elle vole très mal ces derniers temps.”
Un silence vaguement ahuri suivit la fin du discours, puis Ron dit : “Une seule personne ne peut pas ressentir tout ça à la fois, elle exploserait.”
“Le fait que tu aies la palette émotionnelle d’une cuiller à café ne veut pas dire que ce soit notre cas à tous”, répliqua sèchement Hermione.
(Harry Potter et l’ordre du Phénix, Joanne Rowling, pp. 405–406, trad. par mes soins)
Je sais, hors contexte, ça sonne moins bien, mais c’est un de mes dialogues favoris dans l’ensemble de la série.