Pourquoi je suis déçu
|Petit préambule : ça ne m’amuse pas du tout de revenir là-dessus. J’ai le pressentiment que ce billet peut me fâcher avec un certain nombre de personnes que j’apprécie, et il serait très confortable de faire comme si j’avais rien vu. Le problème, c’est que j’ai une éthique personnelle, un surmoi en béton qui me dit “c’est mal” et qui me lâchera pas.
C’est pour ça que je ne vais pas chercher à rendre ce billet visible, et qu’il restera protégé par mot de passe à moins que l’on ne me convainque de la nécessité de le publier. [Mise à jour à la décennie suivante : l’entreprise concernée a déposé le bilan depuis des lustres, ses employés se sont éparpillés dans des domaines très différents, et la réflexion me paraît toujours vaguement intéressante, donc je passe ce billet en public.]
C’est quoi, au fond, un journaliste ?
Un journaliste est une personne dont le métier est d’informer. C’est une responsabilité, c’est aussi parfois un sacerdoce ; un journaliste est nécessairement guidé par une éthique orientée vers son lecteur/auditeur/spectateur.
Typiquement, lorsqu’il teste un produit et que celui-ci s’avère désastreux, la première réaction du journaliste est : “il faut absolument en parler, expliquer pourquoi il est mauvais, donner aux gens cette information pour éviter qu’ils l’achètent par erreur”. Par contraste, le premier réflexe d’un commercial en pareille situation est : “il ne faut absolument pas en parler, il ne faut pas que son fabricant se fasse démolir, il faut vendre les stocks”.
Le journaliste fait dans l’information, mais aussi dans l’enseignement : il doit parfois expliquer les clefs d’une information avant de la donner, afin d’amener son auditoire au niveau requis de connaissances. Le journaliste s’adresse au lobe frontal, à la réflexion, à l’intelligence de son lecteur/auditeur/spectateur, qu’il nourrit au fil des explications en espérant avoir lui-même bien compris ce qu’il raconte. Il n’est pas seulement narrateur, il est aussi parfois professeur.
Le commercial, lui, n’a pas pour but d’informer, mais de vendre. Lorsque le produit est excellent, informer peut suffire ; mais plus souvent, la tâche du commercial est précisément de détourner l’attention de son acheteur potentiel des faiblesses du produit, pour augmenter la probabilité que celui-ci l’achète en ignorant les autres possibilités.
Pour cela, une recette vieille comme le monde consiste à tenter de déconnecter la réflexion du client en s’adressant directement à son système limbique, autrement dit en excitant des pulsions primaires — peur, appétit, reproduction.
J’ai déjà expliqué en quoi ça m’énervait. Je vous suggère de lire ce billet, si vous ne le connaissez pas. En résumé : un commercial a une méthode simple pour vendre un produit à un public masculin, c’est de foutre une femme dénudée dessus. “L’homme a un sexe, un cerveau et pas assez de sang pour tout alimenter en même temps” : en provoquant la pulsion, on crée une tension, une attente, un frustration ; et l’on fournit parallèlement un objet de désir opportunément destiné à la consommation. Vous ne pouvez pas avoir la femme, mais voici mon superbe XZ133, c’est presque pareil, possédez-le. Les anglo-saxons appellent ça “mind-fucking”.
Avec le temps, je me suis habitué, même si ça m’agace toujours un peu qu’on me montre un corps de femme quand je suis venu voir un appareil photo, une voiture ou des œufs fermiers. C’est un ressort commercial facile, qui fonctionne chez ceux dont le Surmoi n’est pas assez développé pour saisir le piège et restreindre le Ça. On apprend facilement à le détecter et à le désamorcer, et l’on devient alors d’un coup imperméable à la moitié des publicités qu’on voit dans la journée1.
Je sais par exemple que le Salon de la photo, qui a ouvert aujourd’hui, est un lieu de gros “mind-fucking” où les commerciaux multiplient les demoiselles et, plus rarement, damoiseaux plus ou moins dénudés afin de débrancher les cerveaux des spectateurs, qui repartiront du Salon avec l’idée vaguement inconsciente que “Machin, c’est super”, parce que son Ça aura particulièrement apprécié les hôtesses du stand Machin. Oui, c’est une “inception”, quelque part.
Je suis pourtant, aujourd’hui, particulièrement déçu.
Parce que ce n’est pas une entreprise commerciale par essence qui a, cette année, décidé de mettre en place des strip-teases sur son stand. C’est une entreprise dite “de presse”, qui édite un certain nombre de publications en principe journalistiques et emploie des personnes titulaires d’une carte de presse.
Alors certes, ça marche. Certes, il y a eu bousculade chez les spectateurs qui voulaient immortaliser la scène. Mais.
Je suis déçu parce que des gens que je considère habituellement comme des confrères ont renoncé à s’adresser à l’intelligence de leurs spectateurs, comme ils pouvaient le faire lorsqu’ils invitaient un photographe à parler de son activité et réaliser une séance de photos sur leur stand. Ils ont organisé l’exhibition de damoiselles, sous prétexte artistique, pour rameuter du mâle pulsionnel dominé par son système limbique.
Pour faire bref et brutal : alors que leur métier consiste en principe à éduquer et informer leur public, ils l’ont ravalé au rang de bite sur pattes pour faire de l’audience.
L’un des organisateurs de cette animation, à qui je m’ouvrais de ce malaise qui m’envahissait devant leur choix de recourir à un strip-tease burlesque pour appâter le chaland, m’a dit : “c’est du marketing, tu peux pas comprendre”.
C’est faux. Je comprends parfaitement.
Et c’est précisément pour ça que je suis déçu, parce que journalisme et marketing (surtout cette forme de marketing) reposent sur des ressorts si diamétralement opposés qu’une entreprise journalistique ne peut pas, en aucun cas, recourir à ce type d’artifice.