L’école des dogmes

Je vais vous deman­der un petit effort d’imagination.

Ima­gi­nez une école basée sur l’ap­pren­tis­sage par cœur. Une école où les élèves seraient appe­lés à ânon­ner leurs leçons jus­qu’à les connaître sans hési­ter, mais où on ne leur deman­de­rait jamais de les comprendre.

Une école basée sur l’ap­pli­ca­tion de l’ob­ser­vable. Où, par exemple, on expli­que­rait en cours de tech­no­lo­gie que pour connaître la lon­gueur d’un arba­lé­trier, il faut cal­cu­ler la racine de la somme du car­ré de la lon­gueur du poin­çon et du car­ré de la demi-lon­gueur de l’en­trait. Où l’on ne ferait jamais de géné­ra­li­sa­tion au théo­rème de Pytha­gore, et sur­tout pas de démons­tra­tion de ce théo­rème : cette “loi de l’ar­ba­lé­trier” serait un dogme fon­da­teur de la tech­no­lo­gie, à apprendre et à appli­quer sans jamais com­prendre, qui ne serait jamais rap­pro­chée de la “loi de la pente” (ensei­gnée en géo­lo­gie, qui per­met de cal­cu­ler la lon­gueur d’une pente à par­tir de la dis­tance hori­zon­tale et de la déni­vel­la­tion) ni de la “loi du papier cou­pé” (ensei­gnée en arts plas­tiques, qui per­met de cal­cu­ler la lon­gueur de la bor­dure d’un papier cou­pé en diagonale).

Une école où l’on n’en­cou­ra­ge­rait abso­lu­ment pas les élèves à expé­ri­men­ter par eux-mêmes, mais uni­que­ment à appli­quer des lois apprises, qu’il serait hors de ques­tion de remettre en cause quand bien même elles s’a­vé­re­raient insuf­fi­santes. Où l’é­lève qui dirait “mais, mon­sieur, si je fais un entrait retrous­sé pour gagner de la place sous le pla­fond, la loi de l’ar­ba­lé­trier ne fonc­tionne plus” se ver­rait répondre qu’il n’a pas bien com­pris, parce qu’il n’a pas assez répé­té, et que si cela ne cor­res­pond pas, c’est qu’il s’est trompé.

Une école où, enfin, l’é­lève qui crée­rait la “loi de l’en­trait retrous­sé”, qui ajoute un cal­cul pro­por­tion­nel pour connaître la lon­gueur réelle de l’ar­ba­lé­trier (pour ceux qui ne suivent pas, ce serait l’ap­pli­ca­tion du théo­rème de Tha­lès), serait exclu de l’établissement…

Vous pen­se­riez quoi de cette école ?

Vous pen­se­riez qu’elle est pro­fon­dé­ment nui­sible, en ce qu’elle décou­rage l’é­lève de cher­cher ses propres réponses, de cri­ti­quer les dogmes et donc d’a­van­cer vers une meilleurs com­pré­hen­sion de la vie, de l’u­ni­vers et de tout le reste ?

Il se trouve que cette école existe.

À des degrés divers, l’en­sei­gne­ment est sou­vent basé sur la répé­ti­tion par cœur d’un exer­cice dont la méca­nique n’est pas expli­quée. Il fait sou­vent l’im­passe sur les rap­ports entre sujets divers, il évite par­fois de rap­pro­cher des sujets interconnectés.

L’é­cole fran­çaise, héri­tage des Lumières sans doute, fait de gros efforts pour doter ses élèves d’es­prit cri­tique et les encou­ra­ger à expé­ri­men­ter. C’est sans doute pour ça, d’ailleurs, que les Fran­çais ont la répu­ta­tion de faire chier le monde avec des détails, mais c’est un autre débat. Elle n’est pour­tant pas par­faite : par exemple, les cours d’his­toire et de géo­gra­phie font l’im­passe sur la lin­guis­tique, réser­vée aux cours de langues, alors que dans cer­tains cas les langues sont un outil pré­cieux pour la géo­gra­phie humaine tan­dis que l’His­toire est très utile à l’ex­pli­ca­tion de paren­tés entre mots de langues différentes.

Mais il y a pire. Par exemple, l’en­sei­gne­ment japo­nais est basé sur d’é­normes doses de “par-cœur”, jus­qu’à l’a­do­les­cence. La lin­guis­tique et l’His­toire sont utiles pour com­prendre : la pre­mière vous dira que le matra­quage par cœur est la seule solu­tion pour rete­nir deux mille kan­ji en dix ans, la seconde vous expli­que­ra que le Japon est res­té une socié­té féo­dale jus­qu’à une époque très récente (fin XIXè) où remettre en cause la véri­té énon­cée par son supé­rieur n’est pas encore envi­sa­geable. Je suis convain­cu que c’est une expli­ca­tion du conser­va­tisme de cer­tains pro­duits nip­pons, lorsque par exemple des erreurs ergo­no­miques patentes sont recon­duites d’un appa­reil à l’autre parce que les cor­ri­ger deman­de­rait de sor­tir de la culture mai­son de com­ment ça doit être fait — exemples dans mon domaine : le triple menu des appa­reils Sig­ma, le “tac­tile à bou­tons” des Nikon, le menu sta­bi­li­sa­tion des Olympus…

Mais cela n’est rien. Il y a pire encore : la reli­gion du livre.

Pen­dant deux à trois mille ans, la reli­gion du livre, c’est-à-dire le judaïsme jusque dans ses variantes chré­tienne et musul­mane, a impo­sé de dogmes inva­riants. Concer­nant l’en­sei­gne­ment, elle conseillait la psal­mo­die du dogme plu­tôt que l’ex­pé­ri­men­ta­tion cri­tique. Elle appor­tait une réponse magique à toutes les ques­tions, jus­qu’à l’ul­time magie lorsque toutes les autres réponses échouaient : “les voies du sei­gneur sont impénétrables”.

Et lorsque quel­qu’un ten­tait tout de même d’ap­por­ter une expli­ca­tion un peu moins magique, par exemple en envi­sa­geant que la Terre ait pu appa­raître autre­ment que par un Dieu unique et omni­po­tent, il était contraint à renon­cer ou à brû­ler en place publique. Le simple fait de cher­cher des réponses ailleurs que dans le livre sacré était sus­pect, au point d’ailleurs que ceux qui expé­ri­men­taient hors des sen­tiers bat­tus par la reli­gion pas­saient une par­tie de leur temps à cher­cher une expli­ca­tion reli­gieuse — par exemple, Gali­lée est connu pour avoir expli­qué que l’homme étant conçu faible et impar­fait, Dieu ne l’a­vait pas pla­cé au centre de l’u­ni­vers, où seule la per­fec­tion divine pou­vait se tenir ; de là, sa théo­rie hélio­cen­trique pou­vait se pré­va­loir d’une cau­tion reli­gieuse, qui n’a tou­te­fois pas suf­fi à l’Inquisition.

Ce fai­sant, la reli­gion contra­riait un fait majeur de l’His­toire de l’hu­ma­ni­té : celle-ci a tou­jours évo­lué vers plus de ques­tions, plus se connais­sances, plus d’in­for­ma­tions. Elle a tou­jours expé­ri­men­té pour mieux com­prendre son envi­ron­ne­ment et par­fois tirer de son savoir des solu­tions ingé­nieuses pour amé­lio­rer ses condi­tions de vie. L’hu­main est né expé­ri­men­ta­teur, avec pour prin­ci­pale acti­vi­té l’ap­pren­tis­sage, et les der­niers mil­lions d’an­nées font preuve d’une curio­si­té constante, pous­sant vers l’in­ven­tion et l’a­mé­lio­ra­tion d’ou­tils, de tech­niques et de sciences tou­jours plus avancés.

Le sum­mum de cette ten­dance se trouve peut-être à l’an­ti­qui­té gré­co-romaine. Sous l’ai­guillon d’une valo­ri­sa­tion du savoir, avec l’aide de l’é­cri­ture pour ne pas repar­tir à zéro à chaque géné­ra­tion, et en pro­fi­tant éga­le­ment d’une civi­li­sa­tion d’es­cla­vage lais­sant aux ins­truits le temps de réflé­chir, l’hu­ma­ni­té inven­ta un lot d’ou­tils extra­or­di­nai­re­ment pra­tiques. La tour d’as­saut bien sûr (un autre fait his­to­rique est que l’es­sen­tiel de l’in­tel­li­gence vise à foutre sur la gueule du mec en face), mais aus­si des sys­tèmes d’ir­ri­ga­tion et de culture révo­lu­tion­naires. Un exemple tout con, la vis d’Ar­chi­mède : enrou­ler un tuyau autour d’un axe, doter cet axe d’une roue à aubes, et plon­ger le tout dans la rivière, per­met­tait de remon­ter de l’eau sur une hau­teur vir­tuel­le­ment infi­nie sans aucun effort. Quand on a ça, fran­che­ment, on est à deux pas d’in­ven­ter le pis­ton, et quand on a le pis­ton et la roue den­tée, y’a plus un très long che­min avant la machine à vapeur.

Puis est venu le Moyen-Âge. Je ne vois pas com­ment l’ex­pli­quer, sinon par la déca­dence de Rome et d’A­thènes, la perte de la phi­lo­so­phie (“amour du savoir”, pour mémoire) qui s’en­sui­vit et la domi­na­tion de la reli­gion du livre dans l’en­sei­gne­ment. Aris­tote montre que l’es­prit cri­tique exis­tait bien avant qu’on l’é­cra­sât sous le poids du dogme ; mais dès que ce fut fait, la connais­sance ces­sa qua­si­ment toute évo­lu­tion, et il fal­lut mille ans pour qu’on reprenne le che­min cri­tique et curieux. Jus­qu’à la Renais­sance, on ne fit en effet aucune décou­verte majeure, aucune grande avan­cée tech­nique ou intel­lec­tuelle, tan­dis que l’en­sei­gne­ment était dis­pen­sé par des curés inté­gristes et que le tra­vail deve­nait une valeur-étalon.

Les Arabes semblent avoir mieux résis­té : mal­gré l’ex­ten­sion de la reli­gion du livre chez eux aux sep­tième et hui­tième siècle, quelques grandes avan­cées ont été réa­li­sées. Il faut cepen­dant noter que ces avan­cées concernent le cal­cul et les mathé­ma­tiques, domaines assez peu gérés par la reli­gion ; concer­nant la concep­tion de l’u­ni­vers, l’is­lam ne semble pas avoir été plus béné­fique que le christianisme…

Le bilan de cette “école des dogmes”, où l’on rem­place l’es­prit cri­tique et l’ex­pé­rience par la croyance aveugle et la psal­mo­die, est fina­le­ment simple : l’hu­ma­ni­té, en tout cas dans nos contrées, a per­du mille ans de son évo­lu­tion philosophique.

C’est pas rien. Et c’est le résul­tat de la domi­na­tion religieuse.

Je ne dis nul­le­ment, notez bien, que les croyances elles-mêmes sont nui­sibles. C’est leur orga­ni­sa­tion, leur érec­tion en convic­tions et en véri­tés non-négo­ciables qui ont posé et posent encore un véri­table pro­blème. On peut croire en un dieu unique et, néan­moins, être ouvert à la réflexion, à l’a­na­lyse et à la curio­si­té ; il semble en revanche qu’on ne puisse orga­ni­ser une reli­gion basée sur un dieu unique sans s’en­fer­mer dans un sys­tème de pen­sée autiste et immuable.

Je n’ai rien contre les croyants ; j’ai quelque chose, en revanche, contre les reli­gieux qui leur inter­disent de pen­ser autre­ment qu’à tra­vers le prisme du livre, grâce à qui nous n’en savions en l’an 1600 qua­si­ment pas plus qu’en l’an 500.