C‑113
Le Monde et Europe 1 nous informent :
Il n’y avait aucun signe des cinq occupants du C‑113J Hercules, des militaires norvégiens, portés disparus depuis jeudi lors de manœuvres de quinze pays de l’OTAN organisées par la Norvège.
Bon, pour les gens un peu moins maniaques que moi, j’explique le truc drôle : une petite histoire de chiffres. Le Hercules, en tout cas celui construit par Lockheed à tout plein d’exemplaires, c’est le C‑130.
Le C‑113, c’était une évolution expérimentale du C‑46, qui remonte à la Seconde guerre mondiale. L’unique XC-113 n’a jamais volé, si j’en crois Wikipedia.
Notons au passage que rajouter le matricule de l’avion ne sert à rien. “Les cinq occupants du Hercules”, ça passait, “du Lockheed Hercules”, ça passait encore mieux.
Mais alors, pourquoi deux médias théoriquement reconnus font-ils la même erreur, qui pis est inutile, en même temps ?
C’est un accident dû à une maladie du journalisme moderne : la pompe aux dépêches.
Ça se passe comme ça : les agences de presse — Agence France-presse, Reuters, Associated press… — pondent toute la journée des dépêches, des articles bruts, courts et factuels, concernant une actualité du moment.
En principe, le journaliste qui reçoit les dépêches s’en sert comme matière première. Il y lit une donnée, qu’il va croiser avec d’autres sources d’information et avec sa propre maîtrise du sujet pour nourrir sa compréhension de l’événement, qu’il retranscrira ensuite dans son propre article, en principe plus fouillé et en tout cas “axé”.
Mais avec la volonté des groupes de presse de ne plus payer des journalistes spécialisés, surtout pour écrire sur le web — toujours considéré comme un médium mineur par les grands groupes du papier —, et la pression mise sur la publication la plus rapide, une nouvelle tendance s’est imposée : plutôt que d’utiliser les dépêches comme matière première nourrissant des articles fouillés, certains médias les utilisent comme produit fini.
En gros : au lieu d’un journaliste, elles paient un copieur-colleur. Ça coûte moins cher et ça produit beaucoup plus.
Si vous mettez les articles du Monde et d’Europe 1 côte à côte, vous constaterez qu’ils sont identiques, à quelques détails près : celui-ci utilise des incises là où celui-là utilise des virgules, les retours à la ligne ne sont pas placés au même endroit… Mais le contenu lui-même est identique.
Imaginons que cette dépêche soit arrivée sur le bureau d’un journaliste doté d’une vague connaissance de l’aéronautique ou des équipements militaires (ce qui est le minimum requis pour écrire sur l’accident d’un avion militaire). Au premier coup d’œil, il aurait repéré l’erreur, et aurait remplacé le “C‑113J” par un “C‑130J”.
Le problème, c’est qu’elle n’a été filée qu’à un pompeur de dépêches, dont le métier n’est pas de traiter ou vérifier de l’information mais de faire de la mise en forme — les incises, les sauts de ligne… — et de publier au plus vite. Notons que je ne l’attaque pas, lui : il fait son boulot ; le problème, c’est qu’un tel boulot existe.
Là où ça devient grave, c’est qu’on vit dans un monde de dépêches. Les simples quidams sont noyés sous l’information : Google News leur offre, tous les matins, cent versions des dizaines de sujets qui les intéressent, et autant des centaines de sujets qui ne les intéressent pas.
Le métier du journaliste, la plus-value des publications, bref, la raison d’être des médias, est de trier, traiter, compiler et expliciter cette déferlante d’informations. C’est une grande industrie qui, de matières premières multiples et encombrantes, tire un produit fini concis et intelligible.
Le lecteur du Monde n’a pas vocation à lire les dépêches de Reuters ou de l’AFP. Il veut lire des articles, basés entre autres sur ces dépêches, écrits par des journalistes qui savent de quoi ils parlent.
Si Le Monde et tous les autres n’apportent plus rien au delà de la dépêche, soyons clairs : ils ne servent à rien. Ils ne font plus leur boulot d’entreprise de presse, ils ne fournissent plus d’axe de lecture, d’expertise, de tri ; ils ne font plus de journalisme. Ils font uniquement du commerce, achetant et recrachant un produit sans le modifier ; ils sont à l’agence de presse ce que le détaillant est au grossiste.
Le truc terrible, c’est qu’il y a une foule de journalistes, de bons journalistes, qui galèrent de pige en pige, pendant que les entreprises de presse se plaignent de ne pas rentabiliser leurs pompes à dépêches et accusent Google News d’être à l’origine de l’érosion de leurs audiences.
Mais si elles essayaient, au moins une fois, d’embaucher de vrais journalistes couvrant de larges domaines de compétence et de leur donner le temps de digérer les dépêches et de les croiser avec d’autres informations, pour fournir une vraie plus-value à leurs lecteurs ? Juste pour voir ?
Sinon, franchement, quels que soient leur âge et leur notoriété, ces entreprises méritent de crever.