Réfléchissons avec un footballeur
|Disons-le tout net : Vikash Dhorasoo fait chier. Non content d’avoir été le footballeur au nom le plus inécrivable des dernières décennies, ni d’avoir fourni à l’humanité une saillie admirable qui résume tout l’engagement politique de ses anciens camarades¹, voilà que ce type se paie le luxe de faire des “tribunes” intéressantes dans Le Monde.
Alors voilà : pour lui, le foot, ça se résume à “on a perdu, on a gagné, on s’est bien amusés”. Ou plutôt, ça devrait se résumer à ça. Mais, déplore-t-il, les critiques pleuvent comme si une défaite de l’équipe de France de football — il fait lui-même la distinction entre “France” et “équipe de France”, je lui en sais gré — signifiait la mort du dernier panda, la fusion des glaces du pôle Nord et une guerre nucléaire à nos portes.
Dhorasoo aimerait qu’on arrête de parler de “honte”, parce que bon, ben perdre fait aussi partie du jeu et pis voilà.
Je suis d’accord, mais ça va plus loin.
Notre société, globalement, tolère de plus en plus mal l’échec.
L’échec, pourtant, est inhérent à la vie. On tente des choses, des fois ça marche, des fois on se ramasse. Si on se contente de ce qu’on est sûr de réussir, à moins d’avoir des capacités hors du commun, on n’avance pas.
L’histoire de l’humanité est construite d’échecs : le premier greffé du cœur a cané dans les semaines suivant l’opération, les premières transfusions sanguines foiraient parfois lamentablement jusqu’à ce qu’on découvre le système ABO/Rhésus, les premières fusées explosaient entre les mains de ceux qui les allumaient, la première automobile a défoncé un mur dès ses premiers essais, et Blériot lui-même a dit un truc du genre “nous devons voler, puis tomber, voler, puis tomber encore, jusqu’à ce que nous sachions voler sans tomber”.
Mais aujourd’hui, l’échec est inconcevable : les actionnaires abandonnent une entreprise dès son premier exercice négatif, les politiciens mis en minorité filent bouder à l’île de Ré quand ils ne se suicident pas avec le flingue de leur garde du corps, on exige une sécurité absolue jusque dans des activités naturellement risquées (compétitions mécaniques ou interventions militaires par exemple), et bien sûr une équipe de sport qui rate un match devient la honte d’une nation.
Vae victis, paraît-il. Aujourd’hui, nous vivons dans une société où tout est tellement contrôlé que le moindre échec sonne comme une damnation. Plus personne ne veut être le vaincu, ne serait-ce qu’une fois, ne serait-ce que symboliquement — ah, les commentaires des spectateurs du match de l’équipe de France de foot, hier soir ! On aurait cru qu’ils avaient eux-mêmes pris le passage à tabac de leur vie…
Dhorasoo n’a pas tort : le football n’est qu’un jeu, ou devrait l’être, et l’on devrait s’inquiéter de savoir si un match est beau plutôt que de savoir qui a gagné. D’ailleurs, qui se souvient du nom du vainqueur du grand prix de France en 79 ? Le match pour la deuxième place entre Arnoux et Villeneuve était tellement beau que tout le monde se fiche de la victoire³.
Mais le sport est pollué, entre autres, par l’extrême refus de l’échec du monde actuel : seule compte le résultat, la performance. Ce culte de la performance est d’ailleurs directement lié au stakhanovisme moderne, qui exige de la croissance permanente et soumet en permanence les travailleurs à une exigence de résultats immédiats.
On devrait pourtant être capable d’accepter quelques gadins : c’est grâce à eux qu’on a appris à marcher. Une équipe qui perd peut s’améliorer, se remettre en question, revoir ses stratégies et avancer. Et l’échec de quelqu’un peut inspirer un autre : par exemple, c’est de l’échec de l’isolement d’un bouillon de culture qu’est née la pénicilline.
Pis : une entreprise qui se lance et innove prend, par essence, un risque, et les gens qui ont investi dedans avec elle. Si les investisseurs refusent le risque, ils pénalisent non seulement cette entreprise, mais tous ceux qui pourraient profiter de son activité ; quand on voit des banques, dont c’est le rôle premier, refuser de participer au lancement de boîtes dont la solvabilité n’est pas sûre, on sait que l’ensemble du monde dans lequel on vit tourne bizarrement.
C’est juste la confirmation générale d’une très vieille vérité : quand on a peur de perdre, on refuse tout risque et on n’avance pas. Ça marche pour le crétin qui attend cinq mois avant de dire à quelqu’une qu’il voudrait la voir plus souvent, pour l’équipe de sport qui se met d’un coup à jouer en défense, pour l’entreprise qui a l’opportunité de développer une nouvelle activité, pour l’Union européenne qui pourrait développer une vraie politique économique commune, pour la planète qui devrait tenir des objectifs écologiques viables.
Il n’y pas qu’en sport qu’on devrait arrêter de considérer un échec comme une honte, un déficit comme une catastrophe et une audace comme une témérité. C’est valable dans bien des domaines, et les réactions aux matches de l’équipe de France de football ne sont qu’un symptôme superficiel d’une panique plus profonde et générale.
¹ “Avec la droite, on paie moins d’impôts quand on est très imposé… Ça va pas plus loin que ça, je crois, la réflexion d’un footballeur.”
² Et je suis sûr qu’à une chance sur deux, on ne manquerait déjà pas de volontaires…
³ Pourtant historique : c’était la première de Jabouille, la première de Renault et la première d’un moteur turbo, annonçant l’hégémonie de ce type de moteurs au début des années 80.