Je prends le large
|Comme il fait très chaud et que je ne vais pas pouvoir dormir avant que la température baisse, je cherchais une occupation. Et là, une de mes contacts facebookien vient de me fournir un sujet : elle m’a fait découvrir une talentueuse chanteuse française, Tal, que j’avais réussi à éviter malgré une semaine passée dans mon fourgon à zapper de station en station à chaque fois qu’une colline masquait l’émetteur précédent (et dans les Causses, ça arrive).
La chanson pointée s’appelle Je prends le large, et les paroles sont tellement bouleversantes que j’ai envie de rappeler à quel point les grands maîtres, les Brel, Ferrat, Simon, Dylan et consorts, n’ont pas travaillé en vain : la jeune génération peut leur en remontrer, niveau paroles profondes et symboliques, rimes osées et musicalité des mots.
Le premier couplet est d’une composition exemplaire, commençant par un quatrain en sublimes rimes alternées :
Vouloir m’échapper de tout,
Juste une envie de respirer,
Ne me demandez pas où :
Je n’ai pas de chemin tracé.
Voyez l’audace des rimes à la richesse folle (-tou / ‑zou et ré / cé, quand même, c’est riche) et la syntaxe irréprochable de la phrase.
Certains esprits chagrins noteront qu’on s’évade de quelque part, mais qu’on s’échappe tout court ; on les fera taire en rétorquant qu’une jeune auteur a bien le droit de confondre “s’échapper” et “s’évader”. Et s’ils reprochent à cette strophe de tout mélanger, passant d’un infinitif à une proposition nominale avant de basculer dans l’impératif, on les enverra lire la suite.
On soulignera plutôt ce superbe hommage à tous les évadés qui réfléchissent à comment sortir de prison mais oublient de prévoir des plans pour la suite : Je prends le large, dès le départ, c’est Prison break en version caribéenne ensoleillée — oui, faut voir le clip, aussi.
Ici c’est déjà le passé,
Je n’ai pas l’âge pour les regrets.
Ailleurs je sais que je vivrai
Un jour nouveau.
Je suis estomaqué par l’audace de cet enchaînement. Ici, c’est le passé, ailleurs, c’est le futur, c’est beau, non ?
Bon, on peut se demander ce que la référence à l’âge de la narratrice fout là, et le rapport avec les regrets. Après tout, l’histoire humaine montre qu’on se construit plus de regrets jeune que vieux, sans doute parce qu’avec un peu d’expérience on ose plus (on se crée dès lors plus de remords que de regrets) et qu’on sait mieux ce qu’on veut. Mais après tout, ce n’est pas bien grave : ailleurs, il y a un jour nouveau — alors qu’ici, comme chacun sait, le Soleil cessera de se lever dès demain matin.
Attention, c’est l’heure du refrain, lui aussi divisé en deux strophes :
Ce soir, je prends le large
Sans savoir où je vais,
Je suivrai les étoiles.
Tout le monde l’aura noté : il y a deux catégories de gens qui suivent les étoiles.
Les premiers, ce sont les marins, qui les suivent pour arriver où ils veulent. Quand ils n’ont pas de chemin tracé et ne savent pas où ils vont, ils surveillent juste la hauteur du fond pour éviter les récifs et laissent les étoiles où elles sont : suivre les étoiles, c’est quand on sait où on va que ça sert. C’est donc assez précisément le contraire de ce que disait la dame juste avant sur le fait qu’elle ne savait pas où elle allait.
Les seconds, ce sont les rois mages, qui ne savaient pas où ils allaient mais ont suivi une étoile comme ça hop. La suite, c’est deux mille ans de guerres de religions, c’est dire comme c’est une bonne idée de suivre les étoiles quand on sait pas où on va.
Accessoirement, la voûte céleste tourne, donc suivre les étoiles, c’est tourner en rond. Idéal pour quelqu’un qui veut respirer et aller ailleurs : si elle suit bien les étoiles, demain à la même heure, elle sera exactement là où elle est.
Ce soir, je prends le large,
Je vis ma destinée,
Mon chemin, c’est ma liberté.
Alors là, je dis “chapeau”. Vivre sa destinée, c’est donc s’échapper de tout ? C’est une marque de liberté ?
Y’a pourtant un tas de philosophes qui sont arrivés à la conclusion que la liberté, c’est justement ne pas vivre sa destinée. Ça va de Bouddha s’émancipant du cycle éternel des réincarnations à Merida cherchant à échapper à ses obligations de princesse.
Mais justement : “mon chemin, c’est ma liberté” ; or, comme le premier couplet l’indiquait, “je n’ai pas de chemin tracé”. Le message est clair : la liberté est illusoire, elle n’existe pas, quelle que soit la volonté de l’auteur d’échapper à l’aliénation du destin.
Le deuxième couplet est intéressant : il n’a pas la même structure que le premier. Il est en effet construit en rimes plates et dépourvu de strophes bien identifiées :
Je pars pour me retrouver,
J’ai ma vie à ré-inventer.
Je verrai bien si j’ai tort,
Je n’ai pas l’âge pour les remords.
Faire passer tous les feux au vert,
Dépasser toutes les frontières.
Ailleurs, je sais que je vivrai
Un jour nouveau.
Oui, présenté comme ça, ça fait un peu fourre-tout. Je passe sur le spectaculaire poncif consistant à “partir pour se retrouver” ou sur la richesse des rimes — ‘tention, y’a du ‑or et du ‑èr, ça change des ‑é.
Après les regrets, c’est logiquement le temps des remords, mais l’auteur n’a toujours pas trouvé comment le placer : ça tombe toujours comme un cheveu sur la soupe, après un “je verrai bien si j’ai tort” qui incite à penser que justement, accumuler les remords, c’est l’intention du personnage. Notons que si elle n’a l’âge ni des regrets, ni des remords, on peut logiquement supposer qu’elle n’a tout simplement pas l’intention de penser à ce qu’elle a fait de sa vie. Or, ce sont les regrets qui nous donnent envie d’avancer mieux, et les remords qui nous font éviter les pièges passés ; elle est donc destinée à répéter inlassablement les mêmes erreurs (un peu comme le refrain). Pour quelqu’un qui voulait se libérer, c’est mal barré.
Mais là où il y a un scalp sur la soupe, c’est sur le doublet de vers suivant. Déjà, “faire passer tous les feux au vert, dépasser toutes les frontières”, vous aurez noté que ce n’est pas une phrase : y’a pas de sujet, pas de verbe conjugué, rien.
Mais si on réfléchit un peu, ça veut dire quoi ? Faire passer tous les feux au vert… Elle propose un apocalypse routier, la donzelle ? Ou bien, elle parle des feux virtuels, des obstacles de sa vie qu’elle compte franchir… Mais alors, je voudrais juste rappeler un truc : on apprend plus de ses échecs que de ses succès. Quand on tombe sur un os, un feu rouge dans son langage imagé, on doit se remettre en cause pour avancer différemment ; mais ça, c’est compliqué et Tal n’aime pas quand c’est compliqué. Donc, elle veut des feux verts, et tant pis si elle n’a plus rien à faire de sa vie et va se contenter d’avancer au hasard — de toute façon, elle n’avait pas de projet, hein.
Vient enfin une sorte d’envoi exclusivement consacré à la narratrice (comme le reste de la chanson, donc) :
Je prends le large,
Mon cœur s’emballe,
Prendre un nouveau départ, recommencer.
Ailleurs, je sais que je vivrai.
Bon, comme d’habitude, lier les vers n’est pas la spécialité de Tal : ils sont posés en vrac, sans rapport, et sont parfois dépourvus de verbe, de sujet et de complément. On voit aussi débarquer un cœur, dont on se demande bien ce qu’il fait là — il s’emballe, okay, mais pourquoi, comment ? Nul ne sait.
On note tout de même une petite redondance : “prendre un nouveau départ” et “recommencer”, ça serait pas un peu la même chose ?
Voilà donc une œuvre forte, dont la symbolique renvoie aussi bien aux rois mages qu’à la circulation routière, avec un projet fort et une irréprochable cohérence, pour dire qu’elle veut partir (d’ailleurs, je la soutiens totalement dans cette idée) sans destination précise, mais en suivant sa destinée et en tournant en rond sans réfléchir à sa vie.
Y’a pas à dire : c’est beau.