Corrélation évidente

Ça devient presque un “mar­ron­nier” : à chaque tue­rie amé­ri­caine, on nous res­sort les mêmes articles sur les jeux vidéo, la dé-socia­li­sa­tion, l’é­du­ca­tion, le deuxième amen­de­ment de la Consti­tu­tion des États-Unis, Charl­ton Hes­ton et le contrôle des armes.

À force de lire et d’en­tendre des conne­ries, j’en pro­fite donc pour rap­pe­ler une des règles de base du jour­na­lisme, de celles qu’on enseigne dans le pre­mier cours, le jour de la ren­trée en pre­mière année¹, celles qui sont ins­crites sur la page de garde des livres sur la ques­tion : un jour­na­liste doit tout véri­fier, sur­tout les évi­dences.

Quel que soit son sujet, il doit se méfier des idées reçues, qu’il s’a­gisse des siennes ou de celles des autres. Il doit contrô­ler les véri­tés énon­cées par le reste du monde et, lors­qu’il ne peut pas véri­fier une infor­ma­tion, il doit le signa­ler et user des pré­cau­tions néces­saires — le condi­tion­nel, c’est bien.

C’est exac­te­ment ce que n’a pas fait mon hono­rable confrère du Monde, qui écri­vait tout à l’heure :

La pru­dence per­sis­tante du pré­sident est révé­la­trice d’un pays qui refuse de faire un lien de cau­sa­li­té entre la liber­té de déten­tion des armes à feu et les mas­sacres à répétition.

La cor­ré­la­tion est évi­dente. Aucun pays n’empêchera un fou ou un monstre de com­mettre des tueries. […]

Il n’empêche : les Etats-Unis sont le théâtre de fusillades à répé­ti­tion parce qu’il est beau­coup trop facile de se pro­cu­rer des armes.

Je vais pas reve­nir sur le pas­sage direct de la cor­ré­la­tion (au deuxième para­graphe) à la cau­sa­li­té (au troi­sième), j’ai déjà dit cent fois à quel point c’est une preuve d’in­com­pé­tence. Pour ma cau­se­rie du jour, la phrase-clef est celle-ci : “La cor­ré­la­tion est évidente”.

A‑t-il, mon esti­mé (ou pas) confrère, pris le soin élé­men­taire de véri­fier cette cor­ré­la­tion, avant de l’af­fir­mer gratuitement ?

Par curio­si­té, j’ai vou­lu jeter un œil. Qua­rante secondes de Google m’ont mené vers deux pages Wiki­pé­dia : le clas­se­ment des pays selon le nombre d’armes à feu par habi­tant, et le clas­se­ment des pays selon le taux de morts par arme à feu. C’est évi­dem­ment à prendre avec pré­cau­tions (la pre­mière est presque entiè­re­ment basée sur une seule étude, et la seconde mélange plu­sieurs sources aux pro­to­coles poten­tiel­le­ment dif­fé­rents) et il fau­drait fouiller le sujet plus avant, mais ça per­met de se faire une idée en quelques minutes.

J’ai récu­pé­ré et fusion­né les deux listes. 74 pays sont pré­sents sur les deux, per­met­tant d’ob­te­nir une liste com­por­tant un tiers des États de la pla­nète avec leur taux d’armes par habi­tant (atten­tion, ça n’est pas le taux d’ar­me­ment des habi­tants : aux États-Unis, par exemple, envi­ron 40 % des foyers seraient armés, mais il y a 89 armes à feu par habi­tant, ceux qui sont équi­pés déte­nant en géné­ral plu­sieurs armes) et leur taux de mort par arme à feu.

Voyons main­te­nant si “la cor­ré­la­tion est évi­dente”. Plu­tôt que de longs dis­cours, fai­sons un bon vieux nuage de points, chaque pays étant repré­sen­té par un car­ré, avec son nombre d’armes pour 100 habi­tants en abs­cisse et son nombre de morts par arme à feu pour 100 000 habi­tants en ordonnée :

armes_et_morts_par_arme

Petit rap­pel : une cor­ré­la­tion évi­dente, ça veut dire que dans les pays où il y a beau­coup d’armes, il y a beau­coup de morts par armes. Sur un gra­phique comme celui-ci, ça se tra­duit par des points qua­si­ment ali­gnés de l’angle infé­rieur gauche à l’angle supé­rieur droit.

Vous voyez ça ?

Ben oui : il n’y a aucune cor­ré­la­tion évi­dente. Les États-Unis, c’est le point le plus à droite, mais il n’est pas si haut que ça : les Amé­ri­cains ont beau­coup d’armes mais ne s’entre-tuent fina­le­ment pas énor­mé­ment, 9 pour 100 000 mou­rant chaque année d’une arme (dont une majo­ri­té de suicides).

En fait, si on creuse un peu, on voit d’a­bord que la mort par armes à feu est un phé­no­mène mar­gi­nal sur la pla­nète : dans l’im­mense majo­ri­té des pays, moins d’un habi­tant sur trois mil­lions est tué ain­si chaque année — et ça, c’est en comp­tant les acci­dents de chasse et les suicides.

Un lot de pays sort du pelo­ton dans ce domaine : le Sal­va­dor, la Jamaïque, le Hon­du­ras, le Gua­te­ma­la et le Swa­zi­land. Dans ces pays, on compte 40 à 50 morts pour 100 000 habi­tants — ce qui, avec des taux de mor­ta­li­té de l’ordre de 6 ‰ dans les quatre pre­miers, signi­fie qu’en­vi­ron un mort sur quinze l’est par arme à feu ; au Swa­zi­land, dont le taux de mor­ta­li­té dépasse les 20 ‰, c’est un mort sur cinquante.

Der­rière ces échap­pés, après un trou seule­ment occu­pé par la Colom­bie et le Bré­sil, on trouve un lot de pays dont 7 à 12 habi­tants pour cent mille meurent chaque année par arme à feu. Les États-Unis, avec 9 pour cent mille, sont dans ce lot, un peu devant la Suisse ; ce sont les pays riches où l’on meurt le plus par armes à feu, mais dans les deux cas l’es­sen­tiel de ces morts sont des suicides.

La réa­li­té est donc simple : ce sont prin­ci­pa­le­ment les pays d’A­mé­rique latine, quelques pays d’A­frique, les Phi­lip­pines et le Mon­te­ne­gro qui ont un taux d’ho­mi­cides par armes à feu éle­vé — autre­ment dit, des pays pauvres où les orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles sont très actives et/ou qui sont en guerre civile.

Du côté du taux d’armes à feu par habi­tant, les États-Unis dominent lar­ge­ment le clas­se­ment. Der­rière, un petit groupe d’é­chap­pés pos­sèdent envi­ron une arme pour deux habi­tants : la Ser­bie, le Yémen et la Suisse.

Ensuite, le clas­se­ment est remar­qua­ble­ment homo­gène : de 36 armes pour 100 habi­tants à Chypre, on des­cend en dou­ceur jus­qu’à presque zéro en Tuni­sie, au Timor orien­tal etc. Au pas­sage, mal­gré sa légis­la­tion répu­tée très contrai­gnante, la France est un pays plu­tôt bien équi­pé : 31 armes pour 100 habi­tants, comme au Canada !

Et sur le dia­gramme ci-des­sus, on voit que la plu­part des pays ont un taux de mort par arme à feu extrê­me­ment faible, sans que le fait d’a­voir une ou trente armes pour cent habi­tants semble réel­le­ment avoir une influence — en fait, si l’on se concentre sur les seuls pays à moins de 35 armes pour 100 habi­tants et moins de 7 morts pour 100 000 habi­tants, on trou­ve­ra une légère cor­ré­la­tion, mais celle-ci est tel­le­ment faible qu’elle devient introu­vable dès qu’on réin­tègre l’A­mé­rique latine.

En fait, en étu­diant ces deux listes, deux cor­ré­la­tions apparaissent.

D’une part, on est plus armé dans les pays riches. C’est tout bête, mais les armes coûtent cher, et l’im­mense majo­ri­té de la popu­la­tion des pays pauvres n’a pas les moyens de s’en offrir. Seuls les États-Unis sortent vrai­ment du lot, ce qui est sans doute une dif­fé­rence culturelle.

D’autre part, on s’entre-tue plus dans les pays en guerre (ou en sor­tant juste, comme le Mon­te­ne­gro et la Ser­bie²) ou noyau­tés par la cri­mi­na­li­té orga­ni­sée. Ce sont rare­ment les pays riches, donc rare­ment les pays très équi­pés en armes à feu ; la conclu­sion, c’est que dans les pays pauvres, si on achète des armes, c’est pour s’en servir.

Et au glo­bal, les États-Unis res­tent un pays riche, pas si dif­fé­rent des autres que l’ac­tua­li­té pour­rait le faire croire ; en fait, les assas­si­nats de masse dont on parle tant ne repré­sentent que quelques dizaines de morts par an, sur la dizaine de mil­liers de morts amé­ri­cains par armes à feu.

Main­te­nant, pour en reve­nir un peu au jour­na­lisme : trou­ver les listes m’a pris trente secondes. Les fusion­ner, un quart d’heure. Créer le gra­phique, dix minutes. Consta­ter visuel­le­ment l’ab­sence de cor­ré­la­tion m’a pris trois dixièmes de seconde, et feuille­ter les listes pour essayer de voir com­ment les pays y étaient répar­tis m’a pris vingt minutes.

En moins d’une heure, j’ai fait ce que tout étu­diant en jour­na­lisme de pre­mière année est cen­sé savoir faire : cher­cher une info, la véri­fier vague­ment et som­mai­re­ment, et essayer de com­prendre en quoi le résul­tat dif­fère de l’i­dée reçue avant d’é­ven­tuel­le­ment faire des recherches plus pous­sées. J’ai rien fait d’ex­tra­or­di­naire ; en fait, un jour­na­liste conscien­cieux cher­che­rait plu­sieurs listes, plu­sieurs études, et ver­rait si elles se res­semblent, et cher­che­rait pour chaque pays sor­tant du lot quels élé­ments peuvent le justifier.

J’ai donc à peine fait le strict mini­mum, ce que tout jour­na­liste doit faire avant d’é­crire un papier, la petite véri­fi­ca­tion som­maire à la va-vite pour avoir une vague idée du sujet.

Le fait que je puisse, comme ça, en une heure, sur un sujet qui n’est pas le mien et dont je ne sais rien ou presque (j’ai vu Bow­ling for Colum­bine, quoi), démon­ter un truc pré­sen­té comme une évi­dence dans un article du Monde est extrê­me­ment grave. Le Monde, c’est pas cen­sé être un petit blog tenu par un pignouf dans mon genre ; ça pré­tend faire par­tie des réfé­rences de la presse d’in­for­ma­tion, et c’est encore consi­dé­ré comme une valeur sûre par une bonne par­tie de la popu­la­tion. Com­ment, si des conne­ries pareilles passent dans des jour­naux répu­tés, peut-on pré­tendre four­nir une infor­ma­tion de qua­li­té dans ce pays ? Quant Le Monde bâcle un article, c’est l’en­semble de la pro­fes­sion qui perd en crédibilité.

Et je le répète : ce que j’ai fait comme recherche, c’est le strict mini­mum, ce qu’un jour­na­liste pres­sé est cen­sé faire avant d’é­crire sur un sujet sans impor­tance. C’est très loin de la recherche pous­sée qu’on est en droit d’at­tendre de quel­qu’un écri­vant dans un sup­port de réfé­rence sur un sujet sensible.

¹ Je dis ça, j’ai jamais fou­tu les pieds dans une école de jour­na­lisme. Mais si on leur apprend pas ça, on peut plus appe­ler ça une école.

² Le taux de morts par armes à feu semble plus faible en Ser­bie qu’aux États-Unis, mais en fait le chiffre don­né ne semble prendre en compte que les homi­cides, qui sont donc très élevés.