Le message
|“Puisque n’importe quel crétin en parle, je vois pas pourquoi je devrais pas l’ouvrir.”
Fort de cette maxime, me voilà parti pour vous parler de l’inévitable sujet du moment : l’homicide volontaire d’un passager de scooter par un bijoutier et le vol à main armée dont celui-là s’était rendu coupable à l’encontre de celui-ci quelques minutes plus tôt.
Je vais pas revenir sur les faits, qui paraissent assez bien établis puisque témoins, avocats et même familles des protagonistes racontent tous la même histoire. En gros : deux hommes font irruption dans une bijouterie à l’ouverture, l’un d’eux armé d’un fusil, et ils dévalisent l’établissement. Alors qu’ils sortent, le tenancier se saisit d’une arme à feu (détenue illégalement, mais à la limite c’est totalement secondaire vue la gravité du reste) et ouvre le feu sur les braqueurs, occupés à fuir en scooter. L’un des deux décède.
Le tireur est mis en examen pour homicide volontaire, la légitime défense n’étant pas établie (il est délicat de parler de défense quand on tire dans le dos d’un fuyard), et laissé en liberté en attente de comparution (bien intégré, dépourvu de condamnation préalable et pas particulièrement connu pour des antécédents violents, il ne présente a priori pas de risque pour la société). Cet entre-deux ne satisfait personne ou, plus exactement, il ne satisfait que ceux que la justice intéresse plus que les réactions viscérales, ce qui me semble parfois être une déprimante minorité.
Cette introduction un peu longue pour faire comprendre une chose : ça n’est pas un sujet que je traite par dessus la jambe. La dernière fois où j’ai exprimé quelque chose de semblable à ce billet, je me suis fait tomber dessus parce que, pour certains, essayer de prendre du recul pour comprendre un phénomène est nécessairement une apologie de ce qui ne leur plaît pas. Je souhaite que tous ceux qui liront ce billet le lisent calmement, avec leur cerveau, sans écouter leurs tripes, et qu’ils prennent dix minutes pour boire un chocolat chaud et laisser leurs sentiments faire place à leur raisonnement avant de venir me dire ce qu’ils en pensent (en particulier si c’est pour m’accuser d’apologie de viol comme la dernière fois).
Toutes ces précautions étant prises, passons au sujet lui-même.
Je lis et j’entends beaucoup, chez ceux qui soutiennent le bijoutier, cet argument :
Si on condamne ce travailleur qui a défendu sa boutique, c’est un message adressé à tous les braqueurs : “allez‑y, on ne vous fera rien et si quelqu’un essaie de vous arrêter, on le punira”.
Je ne veux pas discuter du côté spécieux de l’argument (le message serait plutôt : “on préfère vous juger aux assises plutôt que de vous abattre sans procès”) ni sur l’absence d’effets d’un message quel qu’il soit adressé aux malfrats (je ne sais plus quel braqueur disait : “quand on commence ce métier, on sait qu’on passera la moitié de sa vie en prison ou qu’on se fera plomber, mais on s’en fout parce qu’on préfère profiter d’un tout petit peu de grande vie que de décennies de vie de bureau”).
Non, moi, je veux juste étudier cet argument, cette notion de “message”.
Si le bijoutier est relaxé pour légitime défense, comme le demandent ses soutiens, quel est le message envoyé ?
La légitime défense est sévèrement encadrée par la Loi. Elle est définie à l’article 122–5 du Code pénal, qui pour une fois est d’une rédaction assez limpide :
N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.
C’est clair : la légitime défense doit être proportionnée à l’attaque et accomplie dans le même temps. L’homicide volontaire, quand on est braqué dans ces conditions, est probablement une riposte proportionnée : dans l’échelle des peines, le vol en bande organisée avec usage ou menace d’une arme est puni exactement de la même peine que l’homicide volontaire (30 ans de réclusion criminelle, resp. articles 311–9 et 221–1 du Code pénal). Ce n’est donc pas cet argument qui fait ignorer la légitime défense. Dans le cas qui nous occupe, la seule raison pour laquelle celle-ci n’a pas été retenue est donc l’autre condition, celle de la temporalité : le bijoutier n’a pas abattu les braqueurs pendant le braquage, mais après.
Reconnaître la légitime défense en l’espèce est donc nier l’importance de l’unité de temps.
Cela aussi enverrait un message clair : “vous pouvez attendre qu’une atteinte soit terminée puis profiter d’un moment de vulnérabilité pour répliquer à vos agresseurs”.
Ou plus simplement : “si vous ne répliquez pas sur le coup, vous pouvez revenir vous venger plus tard”.
Une bande de loubards me détrousse, je pourrais me battre mais je les laisse faire parce que j’ai peur ? Je peux revenir le lendemain pour les prendre un par un par surprise. Mon voisin me casse les couilles, je voudrais lui clouer le bec ? Je peux prendre le temps de lui préparer un piège dont il sortira couvert de honte. Un Belge me crache au visage parce que je suis roux ? Je peux me présenter aux prochaines présidentielles et envahir la Belgique.
Bien sûr, je caricature. Mais reconnaître la légitime défense à quelqu’un qui tire plusieurs secondes après l’agression, dans le dos de personnes qui fuient, c’est inciter les honnêtes gens à s’armer et à prendre le temps de préparer leur réplique — autrement dit, les inciter à la vengeance plutôt qu’à la quête de justice.
Cela veut dire que tout ce qu’on subit, des petites incivilités aux crimes majeurs, on peut prendre le temps de se donner un avantage tactique pour les régler à loisir lorsque l’agresseur sera en position de faiblesse.
Au contraire, ne pas reconnaître la légitime défense est un message très clair et, je pense, très sain : “on se défend sur l’instant ou pas du tout, et on ne tire pas dans le dos des gens”. Dans le même temps, laisser un meurtrier (un homicide volontaire sans préméditation, c’est un meurtre) en liberté surveillée en attendant son procès, c’est également reconnaître qu’il n’est pas forcément un danger public et qu’on peut le laisser occuper sa place dans la société ; c’est également un message à tous les braqueurs genre “sans l’approuver, on peut comprendre qu’un type ordinaire pète les plombs et vous descende”.
L’un dans l’autre, ça me paraît exceptionnellement équilibré comme messages.