Monsieur la sage-femme

Hier, nous avons appris qu’un dépu­té a été sanc­tion­né pour avoir dit et main­te­nu “madame le pré­sident” en séance.

Bien.

D’or­di­naire, je m’en cogne un peu, qu’on dise “Mme le pré­sident” ou “Mme la pré­si­dente”. J’ai ten­dance à consi­dé­rer que le pre­mier est neutre, le second fémi­nin, et pis voi­là. Je dis “Mme le pro­vi­seur” parce que rajou­ter un ‘e’ au bout fait un hor­rible “pro­vi­seure”, avec un [œʁø] par­ti­cu­liè­re­ment laid pour l’o­reille (je sais pas vous, mais per­son­nel­le­ment, j’ai arrê­té de dire “areu” y’a quelques années), mais les “doc­to­resse”, “pré­si­dente”, “fac­trice” et consorts ne me dérangent pas.

Le règle­ment inté­rieur de l’As­sem­blée natio­nale sti­pule que “les fonc­tions exer­cées au sein de l’As­sem­blée sont men­tion­nées avec la marque du genre com­man­dé par la per­sonne concer­née”, entraî­nant “Mme la pré­si­dente”, “Mme la dépu­tée”, etc.

Le dépu­té évoque pour sa défense la règle de l’A­ca­dé­mie fran­çaise, qui estime en gros qu’en l’ab­sence de neutre gram­ma­ti­cal (comme “it” en anglais ou “das” en alle­mand), c’est le mas­cu­lin qui tient ce rôle en fran­çais — jus­ti­fiant au pas­sage “un homme et trois femmes sont venus” au mas­cu­lin. “Pré­sident” n’é­tant pas une per­sonne, mais une fonc­tion, le neutre s’im­pose, et si l’on tient à mar­quer le sexe de la per­sonne occu­pant la fonc­tion, c’est “madame le pré­sident”, et pis voilà.

J’au­rais donc ten­dance à pen­ser que si deux auto­ri­tés auto­risent cha­cune sa ver­sion, la logique vou­drait qu’on auto­rise les deux : l’im­por­tant est sou­vent de jus­ti­fier son usage de la langue, plus que de l’u­ti­li­ser cor­rec­te­ment — cf. “un mil­lier de per­sonnes sont”, jus­ti­fié par le fait que “un mil­lier de” est un groupe déter­mi­nant “per­sonnes”, qui est le sujet, ver­sus “un mil­lier de per­sonnes est”, jus­ti­fié par le fait que “per­sonnes” pré­cise de quoi est fait le mil­lier, qui est le sujet.

Ce n’est pas l’i­dée rete­nue par l’As­sem­blée, qui a déci­dé de sanc­tion­ner sur la base de son seul règle­ment intérieur.

Et ça, ça me pose un problème.

C’est en fait un sou­cis de hié­rar­chie des normes, voyez-vous.

En France, l’A­ca­dé­mie fran­çaise est habi­li­tée à dire ce qui est fran­çais et ce qui ne l’est point. C’est sa rai­son d’être et la seule et unique rai­son qui nous pousse à ver­ser un salaire à qua­rante épées en vert. On peut invo­quer Larousse, Robert, le Tré­sor de la langue fran­çaise (mon petit chou­chou, je l’a­voue), Jouette, l’Of­fice qué­be­cois de la langue fran­çaise ou qui on veut au moment où l’on écrit, et uti­li­ser à pro­fit leurs visions de la langue ; mais en der­nier recours, s’il faut tran­cher, c’est l’A­ca­dé­mie qui est la juri­dic­tion ultime en France, c’est pour ça qu’elle a été créée. (Bien enten­du, pour un Qué­be­cois, c’est l’O­QLF, ce qui peut don­ner lieu à des débats pas­sion­nés à che­val sur l’At­lan­tique, qui doivent à mon humble avis être réso­lus en obser­vant le lieu de publication.)

L’As­sem­blée conseille un usage oppo­sé à la règle aca­dé­mique. C’est son choix ; j’en conclus que ses membres sont invi­tés à igno­rer les vieux qui radotent, ce qui se comprend.

De là à sanc­tion­ner un membre pour avoir pré­fé­ré appli­quer la règle aca­dé­mique, il y a un pas. Rap­pel : en der­nier recours, si on doit tran­cher, c’est l’A­ca­dé­mie qui a raison.

Ima­gi­nez un peu : le minis­tère de l’in­té­rieur dit que l’a­vo­cat d’un gar­dé à vue n’est pas cen­sé accé­der au dos­sier ; la Cour euro­péenne des droits de l’homme, elle, dit que l’a­vo­cat doit pou­voir prendre connais­sance des élé­ments rete­nus contre son client. Un homme en képi s’ap­puyant sur cette déci­sion décide d’ex­pli­quer à un homme en robe l’é­tat de l’en­quête. Que dirait-on si le ministre s’a­mu­sait à sanc­tion­ner cet inno­cent flic qui, par son zèle, aura excep­tion­nel­le­ment per­mis à la France de ne pas être condam­né encore une fois pour sa garde à vue illégale ?

Vous pré­fé­rez une com­pa­rai­son plus terre-à-terre ? Votre maire dit que vous gagne­rez du temps en tra­ver­sant votre bled désert à 70 km/h. Vous conti­nuez à rou­ler à 50 km/h en évo­quant le pan­neau à l’en­trée. Que diriez-vous si vous vous fai­siez engueu­ler pour avoir ralen­ti le trafic ?

C’est à peu près ce qui se passe ici : l’au­teur d’une norme subal­terne sanc­tionne quel­qu’un pour s’être plié à une norme supérieure.

L’As­sem­blée n’a pas à déter­mi­ner com­ment on doit par­ler fran­çais. Qu’elle intègre des usages conseillés à son règle­ment inté­rieur, pour­quoi pas. Mais ils ne sau­raient être supé­rieurs à la règle déter­mi­née. Qu’elle écrive à l’A­ca­dé­mie pour deman­der un chan­ge­ment de la règle et, lorsque l’A­ca­dé­mie aura dépous­sié­ré son usage et auto­ri­sé la fémi­ni­sa­tion des fonc­tions, l’As­sem­blée pour­ra impo­ser telle ou telle ver­sion ; en atten­dant, ce qui s’est pas­sé, ça revient à condam­ner quel­qu’un pour avoir refu­sé de com­mettre une faute.

Au pas­sage, j’es­père voir un jour du per­son­nel d’obs­té­trique pas­ser à l’As­sem­blée. Voir si on ose­ra sanc­tion­ner l’homme qui se dira sage-femme.¹

¹ Oui, je sais, sage-femme ne désigne pas une femme savante, mais une per­sonne experte en femmes. N’empêche que c’est un cas de fémi­nin neutre, et que dans cette obses­sion de rap­pe­ler en per­ma­nence le sexe des pro­fes­sion­nels dans tous les métiers, il fau­drait pen­ser aus­si à celui-ci.