Spéculation, piège à cons !

Par Ton­ton Franck

“Ce qui est rare est cher”, ai-je enten­du trop de fois pour pou­voir le comp­ter. Certes. Voyons donc com­ment ce pro­verbe fonc­tionne en étu­diant un sujet d’ac­tua­li­té au hasard.

Pre­nons l’exemple d’un pro­duit de grande consom­ma­tion : la cari­ca­ture de presse. Il y a un mar­ché, où un cer­tain nombre de pro­duc­teurs pro­posent des pro­duits et où un cer­tain nombre de dif­fu­seurs les mettent à la dis­po­si­tion d’un cer­tain nombre d’a­che­teurs. Chaque pro­duit a un cer­tain prix, régu­lé en ver­tu de la loi invi­sible du mar­ché chère à Adam Smith : la qua­li­té du pro­duit, la noto­rié­té de son pro­duc­teur, voire la simple confiance que l’a­che­teur peut avoir en son dif­fu­seur influent de manière rela­ti­ve­ment prévisible.

charlie_ebay_300Injec­tons main­te­nant une part d’im­pré­vu dans ce mar­ché stable, par exemple en sup­pri­mant subi­te­ment une par­tie des pro­duc­teurs. La pro­duc­tion s’ef­fondre, mais la demande ne chute pas. Nous assis­tons donc à un mou­ve­ment des ache­teurs visant à faire des réserves des rares pro­duits res­tants sur le mar­ché ; cette pres­sion tire les prix vers le haut. Tous les pro­duc­teurs n’en pro­fitent pas pour autant : s’a­gis­sant d’un mar­ché lar­ge­ment régu­lé par la notion de qua­li­té pro­duit, ce sont avant tout les ache­teurs fidèles aux pro­duc­teurs dis­pa­rus qui sou­haitent éta­blir des réserves, et c’est essen­tiel­le­ment le prix de leurs pro­duits à eux qui sont impactés.

La demande pour les pro­duits de leurs concur­rents est lar­ge­ment inchan­gée : les habi­tués d’un pro­duc­teur par­ti­cu­lier (par exemple, Cabu) ne reportent pas leurs achats sur un concur­rent (comme Vid­berg). Les pro­duc­teurs dis­pa­rus n’é­tant par défi­ni­tion plus là pour tou­cher le fruit de leur mon­tée bour­sière, ce sont les dis­tri­bu­teurs qui pro­fitent de la flam­bée des cours.

Le phé­no­mène est-il inévi­table ? Pas for­cé­ment. La nature éco­no­mique a tout autant hor­reur du vide que celle de la phy­sique aris­to­té­li­cienne. La sup­pres­sion d’une par­tie de la pro­duc­tion peut entraî­ner deux ajus­te­ments : d’une part, un accrois­se­ment d’ac­ti­vi­té pour les pro­duc­teurs tou­jours en place, d’autre part, l’ar­ri­vée de nou­veaux pro­duc­teurs sur le mar­ché. À moins d’embaucher, ce qui est tou­jours déli­cat sur un mar­ché en bou­le­ver­se­ment, ou de remettre en cause les 35 heures, le gain d’ac­ti­vi­té des pro­duc­teurs ne peut être que tem­po­raire ; c’est donc à terme par l’é­mer­gence de nou­veaux pro­duc­teurs que le mar­ché doit retrou­ver son équi­libre. Ain­si, le pro­duit rare n’a pas voca­tion à le res­ter, et les tarifs déli­rants ne doivent pas per­du­rer. En fait, si un sur­saut fait que le nombre de pro­duits aug­mente bru­ta­le­ment, l’im­pact sur le mar­ché peut être à peu près nul.

Les prophètes du marché

C’est ici qu’entre en jeu un méca­nisme sup­plé­men­taire : la spé­cu­la­tion. Ça se passe comme ça : un dis­tri­bu­teur anti­cipe la perte de pro­duc­tion, afin de sto­cker le pro­duit ven­du à son cours nor­mal pour le remettre en vente lorsque la pénu­rie frappe. Le sou­cis, c’est que c’est un risque. Le spé­cu­la­teur n’a donc aucun inté­rêt à attendre de voir si le mar­ché va s’é­qui­li­brer rapi­de­ment ou non ; il a au contraire inté­rêt à pro­nos­ti­quer lui-même la flam­bée des cours.

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Il peut par exemple annon­cer vendre les der­niers exem­plaires d’un pro­duit, quand bien même il sau­rait cette infor­ma­tion fausse. L’a­che­teur poten­tiel pour­rait être infor­mé de la faus­se­té de cette asser­tion, consi­dé­rer la manœuvre comme une escro­que­rie pure et simple et sou­hai­ter avant tout cas­ser la gueule du spé­cu­la­teur ; mais l’a­che­teur poten­tiel pour­rait éga­le­ment igno­rer la trom­pe­rie, sur­tout si la sup­pres­sion des pro­duc­teurs est suf­fi­sam­ment bru­tale pour lais­ser pen­ser qu’ef­fec­ti­ve­ment, un équi­li­brage du mar­ché est dif­fi­cile à envi­sa­ger. Si un nombre suf­fi­sant d’a­che­teurs naïfs sub­siste, les cours vont effec­ti­ve­ment s’en­vo­ler, comme annon­cé par le spé­cu­la­teur : c’est ce qu’on appelle une pré­dic­tion auto-réa­li­sa­trice, un méca­nisme essen­tiel des mar­chés modernes.

Keynes regarde Say, et se marre.

Lec­teurs atten­tifs, vous vous rap­pe­lez que Say dit que c’est la pro­duc­tion qui fait tour­ner la machine éco­no­mique. Ici, Say accueille posi­ti­ve­ment l’ar­ri­vée mas­sive de nou­veaux pro­duc­teurs : ils doivent faire explo­ser l’en­semble du mar­ché du des­sin de presse.

Pour­tant, dans notre cas, c’est au contraire la sup­pres­sion de la pro­duc­tion qui a entraî­né le sur­saut éco­no­mique. Que se passe-t-il ?

L’er­reur fon­da­men­tale est de consi­dé­rer les agents éco­no­miques comme des êtres infor­més et ration­nels. En réa­li­té, en par­ti­cu­lier lors d’un évé­ne­ment bru­tal, les agents éco­no­miques fonc­tionnent bien plus en êtres émo­tion­nels et ne prennent plus le temps de s’in­for­mer, ni même de réflé­chir logi­que­ment. La raré­fac­tion du pro­duit entraîne non la recherche d’une alter­na­tive, mais l’aug­men­ta­tion bru­tale de la dési­ra­bi­li­té du sup­po­sé der­nier pro­duit du pro­duc­teur dis­pa­ru. Dans ce cas, la machine éco­no­mique n’a pas réel­le­ment besoin de pro­duc­tion ; elle peut fonc­tion­ner, et peut même pré­tendre créer bien plus de valeur, avec une dis­tri­bu­tion spé­cu­la­tive abu­sant du défaut d’in­for­ma­tion des ache­teurs. La hausse bru­tale de la pro­duc­tion devrait tirer les prix vers le bas, mais jamais une cari­ca­ture d’ac­tua­li­té n’a­vait atteint un tel mon­tant : c’est la néga­tion même du mar­ché de Smith et Say.

Cela fonc­tionne bien enten­du avec bien d’autres pro­duits ayant obte­nu une cer­taine noto­rié­té, dont les der­nières séries s’é­coulent à des tarifs déli­rants et dont cer­tains modèles sont lan­cés avec un sur­bé­né­fice impor­tant par la grâce d’une cam­pagne de pénu­rie et de dés­in­for­ma­tion savam­ment orches­trée (oui, Apple, je pense à toi). Fina­le­ment, un des­sin de Char­lie Heb­do, c’est comme une voi­ture ita­lienne ou une montre suisse : un pro­duit de luxe, dont la cote évo­lue par­fois à l’in­verse des méca­nismes sup­po­sés du marché.