Inflation et obsolescence

Ce n’est même pas un accès de mal du pays, mais un lien sur Face­book qui m’a mis sur la piste de cet article du Dau­phi­né libé­ré, jour­nal que les habi­tants de Rhône-Alpes lisent sou­vent d’un œil dis­trait et qui dis­pose d’un site web. Cet article pré­sente un couple dont le réfri­gé­ra­teur, ache­té en 1954, fonc­tionne encore par­fai­te­ment. Il aurait pour­tant été ache­té à un prix tout à fait rai­son­nable : “155 000 francs de l’époque (quelque chose comme 264 euros actuels)”, et serait un exemple de l’é­poque d’a­vant la désor­mais célèbre “obso­les­cence programmée”.

Certes.

Pre­mier point sur lequel j’au­rais aimé avoir une réponse : est-ce une bonne idée de gar­der ce fri­go ? Quelle est sa consom­ma­tion élec­trique ? Un bon modèle moderne consomme moins de 200 kWh par an. Il n’y a que quelques années, il consom­mait plus du double ; qu’en est-il pour un modèle des années 50 ? Sin­cè­re­ment, je n’en sais rien.

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Je ne suis pas fan du gas­pillage et je peine à ima­gi­ner qu’un vieux four­gon qui roule 3000 km par an pol­lue beau­coup plus que son déman­tè­le­ment et la fabri­ca­tion d’un nou­veau modèle, mais un fri­go est un appa­reil qui fonc­tionne en per­ma­nence, assez aisé à déman­te­ler, et dont la consom­ma­tion a été spec­ta­cu­lai­re­ment réduite au cours des der­nières décen­nies. Il serait bon de faire le cal­cul, sur les dix ou vingt der­nières années, de la pol­lu­tion qu’au­rait engen­drée son rem­pla­ce­ment en com­pa­rai­son de celle qu’a engen­drée son fonc­tion­ne­ment, mais vous allez vite voir que le cal­cul n’est pas le point fort de mon confrère du Dau­phi­né libé­ré.

C’est en effet mon deuxième point : l’i­dée que le vieux maté­riel était plus fiable oublie que le vieux maté­riel était aus­si beau­coup plus cher. Per­met­tez que je vous remette le pas­sage concerné :

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Bon, déjà, comme vous êtes fort en cal­cul men­tal, vous aurez noté que le jour­na­liste qui a écrit ça ne sait même pas faire une divi­sion. Un euro vaut 6,55957 francs, soit 655,957 anciens francs ; 155 000 anciens francs donnent donc 236,30 €.

Mais le vrai pro­blème, c’est qu’il est tou­jours, abso­lu­ment, sys­té­ma­ti­que­ment et dra­ma­ti­que­ment trom­peur de com­pa­rer des mon­tants d’é­poques dif­fé­rentes. L’in­fla­tion est très faible depuis deux ans en France, mais ça n’est abso­lu­ment pas le cas lors­qu’on parle de six décen­nies. Il faut prendre une base com­mune, soit en tra­vaillant en mon­naie constante (valeur vir­tuelle pre­nant en compte l’in­fla­tion), soit en pre­nant une base com­mune assez stable.

Je n’ai pas de valeur constante sous la main. Je vais donc prendre la deuxième méthode, en pre­nant comme réfé­rence le salaire minimal.

En 1954, année d’a­chat du réfri­gé­ra­teur, le SMIG légal était à 121,50 F. Le fri­go à 155 000 F coû­tait donc 1 276 heures de tra­vail au salaire minimal.

Aujourd’­hui, le SMIC horaire s’é­ta­blit à 9,61 €. 1 276 h de tra­vail, cela cor­res­pond donc à 12 260 € !

Bien enten­du, les condi­tions ont évo­lué : le temps de tra­vail heb­do­ma­daire a été dimi­nué de cinq heures, ce qui réduit la dif­fé­rence en salaire mini­mal men­suel. En outre, le SMIC ayant récem­ment évo­lué plus vite que les salaires moyens, la valeur sur cette base est pro­ba­ble­ment sur­éva­luée par rap­port à un cal­cul effec­tué sur des reve­nus de classe moyenne.

Je peux prendre une autre base : la voi­ture d’en­trée de gamme chez Citroën. En 1954, une 2CV A coû­tait 340 000 francs ; le fri­go valait donc 45 % du prix de cette voi­ture. En 2015, une C1 de base coûte 10 250 € ; sur cette base, le fri­go vau­drait envi­ron 4 700 €.

[mise à jour à 13h :] On m’a signa­lé l’exis­tence d’un outil de l’IN­SEE pour cal­cu­ler en valeur constante à par­tir de l’in­dice des prix. Selon lui, 155 000 francs de 1954 cor­res­pondent à 3 363 € d’au­jourd’­hui, soit tout de même plus de deux mois de salaire.

Néan­moins, vous le retour­nez comme vous vou­lez : ce fri­go, en 1954, coû­tait trois à six mois de salaire fran­çais – et il a été ache­té au Maroc, à l’é­poque dépar­te­ment fran­çais où je sup­pose que les reve­nus moyens étaient plus faibles qu’en métropole.

Pour un jour­nal, dont la rai­son d’être est d’ap­por­ter une infor­ma­tion, lais­ser pen­ser (voire affir­mer) que ce fri­go coû­tait l’é­qui­valent de 264 €, soit moins d’une semaine de salaire mini­mal, c’est induire déli­bé­ré­ment ses lec­teurs en erreur.

C’est plus qu’une simple mal­adresse : c’est une faute.