Kamikazes et tarés
|Kamikaze. Du japonais 神 (kami) désignant les divinités dans le shintō et 風 (kaze) signifiant “vent”. L’expression désigne initialement les tempêtes qui, à la fin du treizième siècle, ont dispersé les navires de Kubilai Khan, sauvant le Japon de deux vagues d’invasion mongoles.
La symbolique a été reprise à partir de 1944 pour désigner les “unités d’attaque spéciale” de l’armée japonaise. Celles-ci réunissaient des soldats d’un niveau variable (souvent des jeunes peu entraînés, mais pas seulement), chargés d’opérations militaires (aériennes ou nautiques) desquelles se sortir vivant n’était pas prévu.
Il faut être clair : les opérations kamikazes n’ont été que la mise en place organisée et délibérée d’un phénomène extrêmement classique — on a encore récemment entendu un soldat décoré pour un acte presque suicidaire dire que “les vrais héros, ce sont ceux qui ne sont pas revenus”. Les unités d’attaque spéciale japonaises n’étaient pas les premières opérations-suicides de l’histoire militaire, loin s’en faut ; en France, nous gardons le souvenir de Jean Maridor, célèbre pour avoir explosé avec un V1 en chute au-dessus d’un hôpital¹, mais au fond, “la garde meurt mais ne se rend pas” et “c’est un beau jour pour mourir” relèvent de la même approche jusqu’au-boutiste du combat. L’attaque-suicide est connue dans toutes les batailles de l’Histoire, en particulier du côté de ceux pour qui ça tourne mal ; elle se retrouve dans tous les récits martiaux, des Vikings aux samurais en passant par les Lakotas.
Si on respecte Chion d’Héraclée, le contingent de Léonidas et Démophilos, les défenseurs d’Alamo et les combattants de la tribu de Dana, il n’y a pas de raison de ne pas respecter les kamikazes. Réciproquement, si on considère les kamikazes comme des tarés fanatiques, il convient d’accorder les mêmes qualificatifs à tous les soldats susceptibles de participer un jour à un assaut sans issue préparée.
Ceux-ci n’en sont pas
Depuis samedi matin, on entend énormément, à toutes les sauces, le mot “kamikaze”. Dans le langage journalistique moderne, “kamikaze” semble signifier “n’importe qui participant à une opération sans prévoir de survivre”.
Et c’est un contresens majeur.
Les kamikazes étaient des soldats, régulièrement enrôlés, attaquant des cibles militaires dans un but stratégique et psychologique — d’une part, abîmer les forces américaines et d’autre part, convaincre qu’il serait impossible de mettre fin à la guerre sans raser la totalité du Japon, afin d’inciter les États-Unis à négocier une paix sans démantèlement ni occupation du pays.
Les gens dont on parle ces temps-ci ne sont pas des kamikazes. Si on peut à la limite penser qu’ils sont soldats (ils sont enrôlés et entraînés comme tels), ils s’en prennent délibérément à des civils. Leur but n’est pas stratégique (les effets de leurs attaques sont absolument négligeables sur ce plan), il n’est pas non plus de convaincre l’ennemi de renoncer à la guerre (en fait, plutôt de l’y forcer…). Leur but est juste de terroriser la population civile.
En fait, si vraiment on veut chercher une référence historique, ceux qui s’en prennent aux civils ces temps-ci n’ont rien à voir avec les kamikazes ; ils ressemblent plus aux V1, premiers missiles de croisière de l’Histoire. Leur système de guidage rudimentaire ne permettait pas de toucher une cible précise ; les V1 étaient donc alignés au pifomètre sur l’agglomération londonienne (plus rarement sur d’autres grandes aires urbaines). Incapables d’avoir un réel effet stratégique, ils ont été délibérément orientés vers les populations civiles dans un but terroriste.
Utiliser le terme “kamikaze” pour les petits trous du cul qui commettent des attentats un peu partout, c’est leur faire trop d’honneur, et c’est insulter tous les vrais soldats susceptibles de mener une attaque sans retour face à un ennemi organisé. Eux ne sont que des machins trop bêtes pour atteindre une vraie cible, qu’on balance au hasard pour faire peur à des gens qui n’ont rien demandé : ce sont des V1, tout au plus.
Post-scriptum : d’aucuns m’ont accusé, à la lecture de cet article, de faire l’apologie des kamikazes, voire de l’armée japonaise dans son ensemble. Je vais donc faire un petit aparté totalement hors-sujet : l’armée japonaise a été, peu avant et pendant la Seconde guerre mondiale, l’une de celles dont le comportement vis-à-vis des civils a été le plus déplorable. Son point d’orgue, largement documenté, a été le massacre des habitants de Nankin, parfois exécutés au sabre au cours de concours entre officiers, un comportement qui n’a rien à envier aux exactions des Waffen SS en Europe. Ayant rappelé ces événements à ma prof de civilisation japonaise lorsque j’étais à la fac, et ayant au passage pu constater que même chez les Japonais expatriés, le révisionnisme était une position fort populaire sur le sujet, je ne risque pas d’oublier ces massacres ni d’exonérer l’armée japonaise. Quant à ceux qui parlent de fanatisme nationaliste pour expliquer le phénomène kamikaze, je suis totalement d’accord ; mais je pense juste que le fanatisme jusqu’au-boutiste était extrêmement répandu dans bien des domaines et dans bien des armées — et l’est encore parfois. Il n’en reste pas moins que les kamikazes n’ont jamais délibérément ciblé des civils — en fait, les unités d’attaque spéciale sont peut-être les seules de l’armée japonaise à ne pas avoir des hectolitres de sang non-combattant sur les mains. Et ça, c’est une différence essentielle avec les suicidaires dont on parle en ce moment, qui eux n’attaquent quasiment que des personnes désarmées.
¹ J’ai repris cette version ici parce que c’est celle qui s’est imposée dans la “légende Maridor” et qu’on raconte aux gens pour leur faire admirer un héros. La réalité est, comme souvent, sujette à caution : aucune source fiable ne précise le type de bâtiment vers lequel tombait le V1 de Maridor, et son grand finale peut également être vu comme le résultat d’une fixation, un phénomène assez courant dans les accidents d’aviateurs (regarder son objectif, qu’il s’agisse d’un autre objet volant, d’un terrain à atteindre, d’un incendie à éteindre, jusqu’à perdre de vue l’environnement et les mesures de sécurité). Les témoignages disent qu’il a tiré sur sa cible à une distance beaucoup trop faible pour ne pas percuter les débris ; Maridor avait suffisamment d’expérience pour savoir d’où il convenait de tirer un V1 et pouvait savoir qu’il allait sauter avec, mais cela ne permet pas de trancher le débat entre “sacrifice héroïque” et “fixation accidentelle”.