Franklin, la liberté et la sécurité
|Depuis deux semaines, je vois pulluler une phrase de Benjamin Franklin sur la liberté et la sécurité, généralement citée sous cette forme :
Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux.
Il s’agit pour ceux qui la citent de s’opposer à l’antienne “la sécurité est la première des libertés”, reprise dans un chœur fort discutable par l’ensemble de la classe politique actuelle.
Problème : Franklin n’a jamais dit ça.
On trouve un truc approchant dans la réponse de l’Assemblée de Pennsylvanie au Gouverneur du 11 novembre 1755. Il est communément admis que celle-ci fut écrite par Benjamin Franklin, mais il n’était certainement pas seul, et l’auteur exact de ce passage n’est pas certain. De toute manière, sa rédaction est fort différente de la version circulant actuellement :
Those who would give up essential Liberty, to purchase a little temporary Safety, deserve neither Liberty nor Safety.
Première différence essentielle : il ne s’agit pas troquer un peu de liberté contre un peu de sécurité, mais une liberté fondamentale pour une petite sécurité temporaire.
Deuxième différence radicale : nulle part n’est prophétisée la perte finale des deux éléments.
Troisième point remarquable : Franklin, en partant du principe qu’il est bien l’auteur de ce passage, ne parle absolument pas d’un “peuple prêt à sacrifier”, mais de “ceux qui sont prêts à abandonner”.
Pour mieux comprendre, regardons juste une phrase avant et après1 :
Nous avons pris toutes les mesures en notre pouvoir, en respectant les droits justes des hommes libres2 de Pennsylvanie, pour le soutien [des habitants pauvres et sinistrés des frontières], et nous avons des raisons de penser que, au cœur de leur détresse, ils ne souhaitent pas eux-mêmes que nous allions plus loin3. Ceux qui souhaiteraient abandonner une liberté essentielle pour acheter une petite sécurité temporaire ne méritent ni la liberté, ni la sécurité. Ceux qui avaient la volonté de se défendre eux-mêmes, mais pas la capacité d’acheter des armes et des munitions, ont pour autant que nous le sachions été équipés des deux, dans la mesure où des armes pouvaient être fournies, sur les budgets donnés par la dernière Assemblée pour l’usage du Roi4 ; et la forte levée d’argent proposée par cette Loi pourrait permettre au Gouverneur de faire tout ce qui serait jugé nécessaire à améliorer leur sécurité, s’il pense approprié de l’accepter.
Ce courrier s’inscrit dans un bras-de-fer entre l’Assemblée et le gouverneur : celle-là a voté trois jours plus tôt une loi de levée de fonds de 60 000 £, taxant l’ensemble des propriétaires, pour venir en aide aux habitants subissant les raids des Delawares et des Shawnees ; celui-ci rejette cette loi qui touche notamment les Penn, grands propriétaires terriens locaux qui l’ont amené à son poste. Ceux-ci avaient, semble-t-il, proposé de financer une partie de la somme volontairement, à condition d’être exclus des taxes obligatoires.
On est donc loin d’un plaidoyer contre un Exécutif sécuritaire et les mesures d’exception : il s’agit de convaincre le gouverneur de lever une taxe pour assurer la sécurité des zones rurales de la colonie, en finançant leur armement et en reconnectant les échanges avec les Indiens. On sous-entend même que, si le besoin s’en faisait sentir, cette somme pourrait servir à envoyer des forces armées pacifier la région.
Ce texte ne parle pas une seconde de liberté au sens où nous l’entendons aujourd’hui (qui d’ailleurs est plus souvent traduite par “freedom” que par “liberty”), et très peu de sécurité. Si l’on voit là une attaque directe du gouverneur, la “liberté essentielle” dont il est question est celle de lever des impôts auprès de tous pour financer la sécurité des zones rurales, et la “petite sécurité temporaire” est la protection des grands propriétaires qui lui assurent son poste. Si l’on veut y voir un principe plus général, la liberté évoquée est celle d’armer les milices et de financer les Indiens pour défendre la colonie, et la sécurité est la somme volontairement mise à disposition par les propriétaires en échange de l’exemption de tout prélèvement obligatoire.
Dans tous les cas, celui qui ne mérite ni la liberté, ni la sécurité n’est pas le peuple qui renonce à ses idéaux ; il s’agit plutôt du gouverneur qui n’est pas à la hauteur des enjeux ou de la colonie qui n’assure pas la protection des territoires reculés.
- Traduction par mes soins. S’agissant d’un texte légal (ce qui n’est pas ma spécialité) datant de plus de 250 ans, je vous encourage vivement à lire l’original pour vous faire votre propre idée. Comme pour toute traduction, certains choix sont discutables : par exemple, “those who would give up” peut marquer la volonté (“ceux qui souhaiteraient abandonner”), l’acceptation (“ceux qui seraient prêts à abandonner”) ou la simple éventualité (“ceux qui abandonneraient”).
- “Freemen” désignait, dans les colonies anglaises du Nouveau-Monde, les hommes libres de leurs activités, c’est-à-dire ni esclaves, ni “engagés” — des citoyens qui dépendaient d’un tiers et lui devaient un certain temps de service, généralement en échange de leur passage pour l’Amérique.
- Avant que quelqu’un dise que “aller plus loin” signifie “envoyer l’armée” et que donc-c’est-bien-un-texte-anti-État-d’urgence-nananère, je vous conseille de lire le long paragraphe précédent, qui insiste énormément sur le refus des propriétaires terriens de financer les questions indiennes. Cette phrase exprime qu’il n’est pas possible de taxer plus les hommes libres pour financer leur défense, et que c’est donc aux propriétaires de mettre la main à la poche.
- En 1755, il n’était pas encore question que les colonies prennent leur indépendance, et leur relative union visait bien plus à contrer les colonies françaises et les attaques d’autochtones qu’à s’émanciper du Royaume-Uni.