Légal ou pas ?
|Vous le savez peut-être, “Le Canada va devenir le premier pays du G7 à légaliser le cannabis”.
Ce que je trouve amusant, c’est que, qu’il s’agisse des resucées de l’AFP généralisées dans la presse écrite, du sujet de tout à l’heure sur i>Télé, ou des autres articles que j’ai pu voir, ils rappellent tous que “quatre États américains ont légalisé le cannabis”.
Là, si vous avez un minimum d’esprit logique, vous vous demandez comment le Canada peut être le premier pays du G7 à légaliser le cannabis, alors même qu’aux États-Unis il a déjà été légalisé dans quatre États, ce qui suppose qu’il n’est pas illégal dans tout le pays.
J’aurais aimé que mes confrères fassent une petite mise en perspective (cf. Le journalisme pour les nuls, chapitre 1, leçon 3) pour expliquer ce paradoxe, ça m’aurait évité de fouiller moi-même et donc de faire leur travail.
Ma première pensée, c’était que peut-être les États-Unis n’avaient-ils jamais interdit le cannabis. Après tout, on ne peut pas légaliser ce qui n’a jamais été illégal, si ? Or, aux États-Unis, beaucoup de choses sont laissées à la responsabilité des États et ne sont absolument pas interdites dans “le pays”, c’est-à-dire au niveau fédéral.
Pas de bol : le cannabis a bien été interdit par l’État fédéral. Le Marihuana¹ Tax Act de 1937 portait comme son nom l’indique sur une taxe, mais interdisait de facto toute possession ou vente de cannabis, sauf à des fins médicales ou industrielles. Bon, techniquement, il n’était pas totalement interdit, mais toute utilisation récréative l’était, et on est bien d’accord que quand on parle de prohibition du cannabis, on parle de ça — sinon, on va être obligé de dire que plein d’opiacées sont tout à fait légales en France.
Le Marihuana Tax Act a été cassé par la Cour suprême en 1969, remettant le cannabis dans une zone grise un peu bizarre, mais le Controlled Substances Act de 1970 a réglé la question : dans l’ensemble des États-Unis, le cannabis est classé dans la liste 1, interdisant non seulement d’en fumer pour le fun, mais aussi de le prescrire pour des raisons médicales. Après la légalisation des applications médicales par la Californie, la Cour suprême a jugé au moins deux fois que, même légale localement, la vente de cannabis restait interdite par la loi fédérale et que même une utilisation strictement limitée au sein de l’État de Californie pouvait être poursuivie.
Le Controlled Substances Act n’a jamais été aboli. En l’état actuel, le cannabis est donc interdit dans l’ensemble des États-Unis, que ce soit pour un usage récréatif ou médical.
Mais alors, comment est-il légal dans quatre États ?
Par un jeu de droit absurde comme le pays en est friand, “les lois des États individuels ne se conforment pas toujours au standard fédéral” (Wikipédia). Le cannabis peut ainsi être explicitement autorisé par les États (ou les réserves indiennes, qui ont un statut spécial au sein même des États), tout en restant interdit par l’État fédéral.
Autrement dit, vous pouvez y acheter du cannabis sur le marché local, le consommer tranquillement devant la police du comté ou de l’État, mais si vous tombez sur des flics du FBI ou de la DEA vous pouvez théoriquement être poursuivi par l’État fédéral (vous tombez en particulier sous leur juridiction si vous franchissez les limites d’un État, même entre deux États ayant légalisé le cannabis).
Ça pourrait changer assez vite : plusieurs lois ont déjà été présentées au Congrès pour que le Controlled Substances Act soit révisé, soit pour en exclure le cannabis (laissant aux États le soin de l’interdire s’ils le souhaitent), soit pour ne l’appliquer que si la loi locale interdit la substance. Mais donc, pour l’instant, une activité quotidienne, banale et légale dans quatre États est bel et bien interdite dans l’ensemble des États-Unis, ce qui fait du Canada le premier pays du G7 à légaliser le cannabis.
Voilà. C’est tout bête, ça n’a sans doute pas grande importance, mais le paradoxe est expliqué (à défaut d’être totalement résolu). J’aurais aimé qu’un des mes confrères fasse cet effort, parce que parler de grande première canadienne quand on explique deux paragraphes plus loin que c’est déjà possible aux États-Unis, ça fait un peu tache. Deux phrases auraient suffi pour apporter une information claire à leurs lecteurs et auditeurs ; mais pour la presse moderne, manifestement, deux phrases, c’est beaucoup.
¹ Orthographe passée de mode, mais courante à l’époque (et encore parfois utilisée, notamment dans les documents légaux).