Proportionnelle dévoyée
|Comme je suis un peu long à la détente, depuis ce matin, j’entends parler de désistements pour faire barrage au Front national avec une hébétude assez profonde. Comprenez-moi : les élections régionales sont un scrutin proportionnelle, nous a‑t-on dit ; j’ai donc du mal à comprendre en quoi supprimer une liste (avec l’évident risque de pousser ses électeurs à l’abstention) allait aider à faire baisser le score d’un des candidats.
Schématiquement, imaginons une région où, au premier tour, le FN ferait 40 %, LR et UDI 33 %, le PS, les Verts et l’extrême gauche 27 %. Au second tour, une part d’aléatoire dans le report des voix (notamment de l’extrême gauche, prompte à ne pas voter PS) donne 42 % des voix au FN, 32 % à LR, 25 % au PS. Le FN remporte l’élection, mais il ne peut réellement gouverner la région : pour peu que les élus PS et LR ne soient pas trop cons (j’ai bien dit que c’était un cas hypothétique), ils pourraient même se mettre d’accord pour gouverner efficacement la région.
Supprimons la liste PS au second tour. Les électeurs d’extrême gauche sont, dans ce cas, très partagés : une partie vote FN pour faire chier le monde, l’autre décide de rester au lit, mais très peu de ceux pour qui voter PS était déjà un choix par défaut se reportent sur LR. Les électeurs du PS, qui commencent à trouver lassant de se faire avoir à chaque fois (et ont savouré les bénéfices d’un “front républicain” en 2002), risquent d’être également nombreux à trouver une autre occupation pour leur dimanche. Mettons que sur les 25 % d’électeurs susceptibles de voter PS au second tour, 1 aille au FN, 9 à LR, et les autres en profitent pour visiter le marché de Noël. Le FN remporte 51 % des suffrages exprimés et a donc une majorité absolue au conseil régional, le laissant libre de faire ce qu’il veut.
Donc, quel était l’intérêt de supprimer ces listes ? Se retirer du second tour pour “faire barrage”, c’est une stratégie adaptée aux scrutins majoritaires, pas aux scrutins proportionnels.
Et bien figurez-vous que contrairement à ce qu’on dit, les élections régionales sont des élections majoritaires. Purement, simplement et méchamment majoritaires, quoi qu’on en dise.
On le doit à un certain Lionel Jospin, qui trouvait comme beaucoup de gens qu’un scrutin proportionnel, c’était chiant pour gouverner : il fallait faire des alliances, trouver des potes, discuter, faire des concessions, tout ça. Je sais, d’aucuns diraient que c’est là la beauté de la chose politique, mais les élus, eux, préfèrent toujours quand ils ont une majorité relative trouver une astuce pour gouverner seuls comme s’ils avaient une majorité absolue.
En 1999, Lionel a donc décidé de modifier les élections régionales en introduisant une “prime à la majorité”. L’idée est qu’un nombre de sièges donné soit réservé au parti arrivé en tête, afin qu’il dispose d’une meilleure avance sur les autres et ait plus de latitude pour faire ce qu’il veut sans écouter le reste du monde.
En l’occurrence, la part des sièges offerte directement à la liste majoritaire est de… 25 %.
Oui, c’est énorme.
Dans une région où il y a 100 sièges, 25 vont directement au vainqueur de l’élection.
Si vous avez une triangulaire au second tour, les trois listes se partagent les 75 sièges restants. Même en cas de scrutin très serré genre 34 % — 33 % — 33 %, la liste majoritaire récupère donc au moins 26 sièges grâce à l’élection proportionnelle. Ajoutez les 25 sièges réservés d’office, et un parti qui ne représente qu’un tiers des électeurs dispose d’une majorité absolue. Et dans le cas d’un ballottage, c’est pire.
La seule situation où il pourrait ne pas y avoir de majorité absolue dans le conseil régional, c’est s’il y avait plus de trois listes au second tour, et si en plus l’élection était suffisamment serrée pour que la liste majoritaire du second tour fasse moins de 33 % des suffrages exprimés. Théoriquement possible, mais jamais vu.
Concrètement, depuis celles de 2004, les élections régionales sont bel et bien des scrutins majoritaires.
C’est pris dans ce piège que le PS, aujourd’hui, est contraint de retirer des listes complètes et d’appeler à voter pour LR, dans l’espoir que le FN n’ait pas de majorité absolue dans les conseils régionaux où il est arrivé en tête au premier tour.
Au passage, tout cela renforce évidemment le discours du FN (vous savez, “les autres ils sont méchants, ils sont tous contre moi”, “LR et PS c’est pareil, ils sont associés depuis longtemps pour priver les Français de vrai choix”, et autres conneries du genre).
Comme à chaque fois qu’on a voulu créer une “dictature démocratique”, où un vainqueur aussi marginal soit-il reçoive les pleins pouvoirs sous prétexte de simplifier la vie politique, la bande à Jospin a en fait tricoté un putain de piège en transformant un scrutin proportionnel en pseudo-proportionnel majoritaire. Et ce sont ses héritiers qui viennent de tomber comme des mouches dans ce piège ; je suis affligé du résultat, mais une toute petite part de moi ne peut s’empêcher de trouver cette chute extrêmement morale.