Ceci n’est pas un drone
|Si vous avez ouvert un navigateur web cette semaine, vous êtes forcément tombé sur cette nouvelle révolutionnaire : Ehang, constructeur de drones chinois, aurait inventé le drone… habité.
Ça vous paraît bizarre ? Moi aussi. D’ailleurs, vous noterez que le “papier” de mes confrères d’Helicomicro, qui s’y connaissent un petit peu, n’emploie pas une fois le terme “drone” pour qualifier le Ehang 184. Pas plus, du reste, que Ehang elle-même, qui emploie l’expression “véhicule aérien autonome”.
Ce n’est malheureusement pas le cas de tout le monde. L’Usine digitale¹ le qualifie de “drone géant pour transporter les gens”, Paris Match de “drone doté d’une place”, Frandroid de “drone autonome” de même que 20 minutes, Le Quotidien du peuple de “drone avec passager”, expression reprise par Le Journal du geek, France TV infos et Europe 1, et Hitek parle de “voyager en drone” tandis que Ouest-France veut “piloter son drone”… Et là, j’ai juste survolé les titres.
Pourquoi ça m’agace ?
C’est simple : si cet appareil avait eu la forme d’un avion ou d’un hélicoptère classique (mono ou birotor), pas un seul de ces médias n’aurait eu l’idée saugrenue de le qualifier de “drone”.
Pourtant, un drone, ce n’est pas une forme, c’est un type d’appareil. En anglais, le terme officiel est “véhicule aérien sans occupant” (unmanned aerial vehicule). La question du guidage actif n’est pas tranchée ; si on exige qu’un drone puisse modifier sa trajectoire en vol, les premiers tests datent des années 30, mais si un appareil capable de tirer droit devant lui compte, alors on remonte à septembre 1917, avec des Curtiss N‑9 modifiés par Hewitt, Sperry et Sperry. Le mot “drone” lui-même apparaît à la fin des années 30 ; c’est probablement un surnom ironique donné aux De Havilland Queen Bee (littéralement, “reine des abeilles”), cibles téléguidées utilisées pour l’entraînement des artilleurs, qui ne vivaient guère plus longtemps qu’un faux-bourdon (“drone” en anglais).
Dans tous les cas, l’immense majorité des drones sont des avions, téléguidés ou autonomes, dont la seule caractéristique commune est de n’emporter aucun occupant — que celui-ci ait été éliminé pour fournir un matériel périssable en vue de conflits, pour accroître l’autonomie au-delà des limites des vessies ou pour réduire taille, coût et poids de l’appareil, et que l’application soit militaire ou civile.
Un drone peut-il avoir un occupant ?
Non. C’est la définition même de “drone”, putain !!!
D’aucuns disent que le Ehang 184 est un drone puisqu’il se pilote lui-même. Mais d’une part, un drone n’a jamais été défini comme “un appareil qui se dirige lui-même ou qui est téléguidé” (ça serait plutôt la définition d’un robot), mais comme “un appareil dépourvu d’occupant” ; d’autre part, en l’occurrence, le passager décide du plan de vol, du décollage et de l’atterrissage, ce qui veut bien dire qu’il pilote l’appareil.
Vous avez déjà piloté un avion de ligne ? Moi non plus, à vrai dire, mais j’ai passé vingt minutes dans une cabine de Boeing 737–800 reconstituée, avec un écran hémisphérique tout autour et un système de simulation homologué pour la formation des pilotes. Vous savez quoi ? Un 737 se pilote lui-même la plupart du temps (et c’est pareil, voire plus poussé encore, sur un Airbus A320). Vous avez un manche, un palonnier et une manette des gaz, vous pouvez agir directement sur les gouvernes et les réacteurs, mais vous ne le faites à peu près jamais. L’essentiel du pilotage consiste à programmer le plan de vol sur l’ordinateur de bord, puis à enclencher le pilote automatique sitôt le train d’atterrissage rentré. En cas de changement en cours de route, ce sont la plupart du temps les réglages du pilote automatique qui sont mis à contribution. Les pilotes d’avions de ligne sont responsables de leur avion, ils savent le piloter manuellement au besoin, mais 90 % du temps cette compétence ne leur sert à rien et leur boulot est d’introduire le plan de vol dans le système de gestion de vol, puis d’attendre d’arriver à destination.
L’occupant de l’Ehang 184 ne serait pas pilote, nous dit la presse. D’une part, c’est extrêmement douteux : pour l’heure, que ce soit sur route ou en l’air, l’occupant d’un véhicule autonome est responsable de sa surveillance, de même que le contrôleur d’un drone, même lorsque leur pilotage pratique se limite à insérer des coordonnées. L’Ehang 184 n’est homologué nulle part, mais je serais très étonné qu’on n’exige pas de son occupant de connaître un minimum les règles de l’air — après tout, même pour des drones relativement légers, il faut passer un examen, et on parle là d’un appareil de 300 kg en charge. D’autre part, si les gens assis à l’avant d’un Airbus, qui rentrent les paramètres du vol dedans, sont considérés comme des pilotes, alors le type qui dessine un plan de vol sur une tablette et clique sur “décoller” doit l’être aussi.
Mais dans tous les cas, la question de la définition du terme “pilote” est hors-sujet : le fait même qu’il y ait un occupant fait que l’Ehang 184 n’est pas un drone.
¹ Non, malgré son nom, ce n’est pas une entreprise qui fabrique des doigts, juste un média qui ne sait pas ouvrir un dictionnaire anglais-français.