Trois fois la vitesse du Baumgartner
|Nous sommes en 1966. Seuls quelques êtres vivants ont eu le plaisir douteux de quitter un avion volant à une vitesse supersonique : quelques chimpanzés, morts pour la science, George Smith, grièvement blessé et qui passa sept mois à l’hôpital, et une demi-douzaine d’ours installés dans des capsules de Convair Hustler, récupérés indemnes puis abattus pour étudier l’état de leur colonne vertébrale (nul doute qu’ils ont été fiers et heureux de participer ainsi à l’évolution de la science).
Nous sommes en 1966, et l’idée même de s’éjecter à Mach 1 terrifie tous les pilotes. Remarquez, qu’un parachutiste autrichien puisse passer le mur du son et s’en sortir paraît encore extraordinaire en 2012, alors en 66…
Nous sommes en 1966, et le Lockheed Blackbird numéro 2003 subit une brutale extinction d’un moteur en plein virage rapide. Et “rapide”, pour un SR-71, ça veut dire “largement plus de Mach 3”. Et à cette vitesse, avoir un moteur qui continue à pousser pendant que l’autre est complètement coupé, ça fait un effet…
Imaginez que vous êtes sur la route, en moto, à 90, tranquille, et vous tendez les bras façon Jack Nicholson dans Easy rider, et puis vous vous prenez un camion qui arrive en face, bim, là, à la hauteur du coude. Voilà, c’est à peu près ça.
Le Blackbird part en embardée à droite, malgré des commandes en butée à gauche, avec un facteur de charge assommant. Littéralement : le pilote, Bill Weaver, perd connaissance. Soumis à une pression terrible, l’avant du fuselage décide que finalement, il est temps de vivre sa propre vie. L’avion se sépare en deux au niveau du poste arrière, laissant ses occupants continuer sur une trajectoire pendant que la pointe avant part d’un côté et le reste du fuselage de l’autre.
Lorsque Bill Weaver se réveille, sa première pensée est que ce n’est pas si inconfortable, finalement, d’être mort. Et puis il réalise qu’il n’est pas mort. En fait, il est même quasiment indemne. Après avoir sauté, enfin, disons plutôt : après avoir été lâché en plein air à un bon Mach 3.
Nous sommes le 25 janvier 1966, et une simple combinaison pressurisée vient de réussir sans coup férir là où on pensait que seule une cabine en dur avait une chance : sauver un pilote lancé à trois fois la vitesse du Baumgartner.
Joyeux anniversaire, David Clark S1030.
(Sur une note plus sérieuse, notons que le technicien d’essais en vol Jim Zwayer, lui, ne survécut pas à cet accident. Sa combinaison n’y était pour rien : il eut le cou brisé instantanément lors de la dislocation de l’appareil. Six mois plus tard, la S1030 sauvait également le pilote Bill Park et le contrôleur de lancement Ray Torick, éjectés à environ Mach 3 après que leur M‑21 n°135 fut percuté par le drone qu’il venait de lâcher — hélas, Torick devait se noyer quelques minutes plus tard. Quant aux capsules éjectables, qui paraissaient tellement plus sûres que ces simples couches de tissus, elles ont finalement un bilan beaucoup moins flatteur : celles du Valkyrie ont empêché un pilote de s’éjecter et ont sérieusement blessé l’autre, celles de l’Aardvark ont tué ou grièvement blessé au moins quatre pilotes après des problèmes techniques, et finalement les éjections supersoniques qui ont justifié leur conception sont restées rarissimes.)