La politique de l’erreur
|Il y a des victoires dont on se passerait volontiers. Mon fait d’armes aujourd’hui : convaincre les correcteurs du Monde d’y… rajouter une faute.
Je m’explique.
“L’accent a pleine valeur orthographique.”
Vous avez déjà entendu ça. C’est la phrase toute faite utilisée par l’Académie française ; c’est aussi la base de la jurisprudence qui permet aux instituteurs de retirer des points quand leurs élèves oublient un accent ou le remplacent par un autre.
Des fois, certains accents absurdes changent. Par exemple, “évènement” valait un retrait d’un demi-point aux dictées quand j’étais petit, mais en 1990 on s’est enfin avisé que quand on dit que le son [ɛ] s’écrit “è” et que [e] s’écrit “é”, il faut être un malade mental pour pénaliser qui écrit [evɛnømɑ̃] “évènement”.
Mais ça ne change rien à un fait simple : “modèle” et “modelé” sont des mots différents qui n’ont absolument rien à voir, comme “lourde” et “lourdé” ou “côte”, “côté”, “cote” et “coté”.
Si vous écrivez en capitales, ça ne change rien : les capitales s’accentuent comme les minuscules, à peu près tout le monde est d’accord là-dessus. Il faut dire qu’une phrase complète sans accents, c’est très vite illisible — actualité oblige, si vous lisez “UN POLICIER TUE PLACE DE LA REPUBLIQUE”, selon vous, c’est un manifestant ou un policier qui est mort ?
L’usage est plus fluctuant pour les majuscules, et on trouve souvent “Etats-Unis” au lieu de “États-Unis” par exemple. Il faut dire qu’il pose moins de problèmes lecture : alors que beaucoup de mots ne se distinguent que par un accent, il y en a peu pour lesquels cet accent porte sur la première lettre, et encore moins que l’on trouve couramment en début de phrase ou de nom propre.
Or, accentuer une capitale peut poser des problèmes d’interlignes : dépassant au-dessus des lettres, l’accent peut entrer en conflit avec le bas de celles de la ligne du dessus. Ça peut donc être une solution pratique que d’y renoncer, pour des raisons essentiellement esthétiques.
Néanmoins, au risque de radoter, je vous le remets : l’accent a pleine valeur orthographique. Du coup, si votre fonte supporte mal les capitales accentuées, la bonne réaction est de prendre une autre fonte, pas d’ignorer délibérément l’orthographe française. Mettre “etat” au lieu de “état”, c’est une faute ; que cette faute soit bénigne ne signifie pas que ce n’en est pas une. Il y a pire : “a” et “à”, qui peuvent se retrouver en début de phrase et compliquer la compréhension du texte.
Or, c’est justement un cas de “a” vs “à” qui nous occupe aujourd’hui.
Un correcteur du Monde s’en est très justement pris à l’utilisation de l’anglicisme “en charge de” au lieu de “responsable de”, “chargé de”, etc.
Cet article se terminait par “agréable à l’oreille. A l’œil aussi.”
Cette préposition risquait de prendre froid sans son chapeau ; j’ai donc demandé qu’on la recoiffe. On m’a répondu en substance qu’il s’agissait de la politique du Monde : les majuscules n’y sont pas accentuées.
J’ai donc demandé pourquoi, dans ce cas, le titre “À charge” portait, lui, bien son accent.
Ni une ni deux :
Détail ultime, “L’accent a sûrement été ajouté lors d’un passage du logiciel Prolexis, qui le propose par défaut…”, dixit le correcteur.
J’ai donc appris plusieurs choses (outre l’expression “la marche du journal” que je n’avais jamais rencontrée). D’abord, Le Monde a pour politique de faire des fautes à chaque majuscule qui devrait être accentuée.
Ensuite, ses relecteurs utilisent un logiciel qui corrige cette faute.
Donc, ils doivent réaliser manuellement l’opération inverse pour retirer l’accent.
Avec le risque de, occasionnellement, laisser passer un accent.
Ce qui fait qu’il leur arrive de publier par erreur la version correcte en français. Vous suivez ?
J’ignore qui a décidé qu’on n’accentuerait pas les majuscules au Monde, et je m’en fous un peu. Je sais en revanche une chose : dans toutes les publications où j’ai bossé, si l’Académie française et le logiciel de correction automatique étaient d’accord pour faire un truc, on ne s’embêtait pas à faire le contraire juste pour le plaisir de faire une faute.