Deux pelés, trois tondus : une ruée pour le Monde
|“Après le ‘Brexit’, ruée sur les passeports irlandais”, titre tranquillement Le Monde ce matin¹.
Ils sont donc “nombreux”, les Anglais qui veulent un passeport irlandais.
Et quelle est la preuve de cet intérêt ? Tenez-vous bien : un pic de recherches pour “Irish passport” (également constaté pour “how to get an Irish passport?”) sur Google. Et le fait que le ministère des Affaires étrangères irlandais ait publié un guide sur la nationalité irlandaise suite au référendum — ce qui peut signifier tout simplement que le ministère a reçu vingt-cinq coups de fil et que les standardistes en ont eu marre de répéter la même chose.
Sur Google, le pic est, il est vrai, spectaculaire. De l’ordre de 7 000 %, à peu près.
N’importe quel journaliste compétent (ou n’importe quel individu qui a suivi un cours de maths en classe de troisième), face à un pic de ce genre, se demande instinctivement : “ça part d’où, et ça va où ?”
Parce que soyons clair : si, avant, il y avait dix mille citoyens du Royaume-Uni qui se demandaient s’ils pouvaient avoir un passeport irlandais, et qu’il y en a maintenant 700 000, ça n’est absolument pas le même phénomène que s’il y en avait un et qu’il y en a maintenant soixante-dix.
Or, on est très certainement dans ce deuxième cas de figure.
Je vous ai sélectionné le précédent pic : la veille du référendum, en milieu de soirée (22 h 30, heure d’été britannique²). Vous voyez que la requête est régulière mais très faible (entre 1 et 5 % du pic d’hier), avec des variations importantes d’une heure à l’autre en pleine journée : ça veut dire qu’une poignée de requêtes en plus ou en moins se voit sur le graphique, donc que les nombres de requêtes sont extrêmement faibles.
Le pic commence vers une heure du matin, dans la nuit du 23 au 24. Autrement dit, pile quand les résultats tombent. Nos camarades d’outre-Manche se lèvent tôt : vers 6 h du matin, la courbe atteint 50 à 100 fois son niveau précédent, et elle s’y maintient toute la journée. Ça paraît impressionnant, mais est-ce que ça représente beaucoup de monde ?
Comparons avec un sujet populaire au hasard : hier, en fin de journée, Game of thrones intéressait déjà plus de monde que le passeport irlandais, alors que celui-ci était au sommet de son pic et que celle-là, diffusée le dimanche soir aux États-Unis, était quasiment au fond de son trou hebdomadaire. Vous notez au passage que la courbe des recherches sur la série est beaucoup plus lisse au fil de la journée, signe que les nombres sont beaucoup plus élevés : les petites variations sont masquées par la masse.
Alors, honnêtement, peut-on parler de “ruée” ou d’Anglais “nombreux” ? Non, clairement pas. Avant, personne ne recherchait se sujet ; on est passé à presque personne.
Dernier détail pour finir : nombreux ou pas, on ne peut clairement pas parler d’Anglais. Il suffit d’un coup de molette, sur la page de Google Trends, pour avoir le détail par nation, où il apparaît que plus de 80 % de ces requêtes viennent d’Irlande du Nord (contre 8 % d’Écosse, 7 % d’Angleterre et 4 % du Pays de Galles). Sachant que les Anglais sont à peu près trente fois plus nombreux que les Nord-Irlandais, ils sont donc environ 300 fois moins enclins à chercher “Irish passport” sur Google — de toutes les nations britanniques, les Anglais sont très largement ceux qui lancent le moins cette requête.
Il faut dire que la Loi de République d’Irlande permet de demander un passeport à toute personne née avant 2005 sur l’île d’Irlande. La grande majorité des citoyens du Royaume-Uni habitant en Irlande du Nord peut donc à tout moment demander la double nationalité, ce qui les incite sans doute à se poser la question beaucoup plus que les habitants des autres îles.
¹ À leur décharge, ils ne sont pas seuls, le Guardian ayant notamment fait à peu près la même.
² Notez que Google Trends donne les horaires en Californie : il faut ajouter 8 heures pour obtenir l’heure d’été britannique.