Abstention et FN

Je crois que c’est le jour idéal pour reve­nir un peu sur l’abs­ten­tion élec­to­rale. J’ai déjà fait un billet pour dire à quel point la culpa­bi­li­sa­tion des abs­ten­tion­nistes m’a­gace, alors que les enjeux d’une élec­tion passent loin au-des­sus de la tête de plein de gens et que la socié­té se por­te­rait mieux si les cons, les cyniques et les égoïstes ne votaient pas. Celui-ci sera plus court et s’a­dres­se­ra uni­que­ment à cet argu­ment qui me sort par les yeux :

S’abs­te­nir, c’est faire le jeu du Front national.

(Et ses variantes genre “l’abs­ten­tion fait mon­ter le FN”, “votez pour qui vous vou­lez mais votez, sinon le FN l’emportera”, etc.)

La rai­son de mon énervement ?

Simple.

Il n’y a aucune preuve que l’abs­ten­tion ait un impact sur les scores du Front national.

Aucune.

Parce qu’il n’y a rien qui indique que les abs­ten­tion­nistes ne vote­raient pas FN s’ils votaient. En fait, les rares son­dages ayant por­té sur la ques­tion laissent pen­ser que la struc­ture du vote poten­tiel des abs­ten­tion­nistes ne dif­fère pas signi­fi­ca­ti­ve­ment de la struc­ture du vote réel des votants expri­més. Idem, d’ailleurs, pour les votants non expri­més (blancs et nuls).

Pour­quoi, alors, autant de gens pensent-ils qu’une par­ti­ci­pa­tion en hausse dimi­nue­rait radi­ca­le­ment le score du FN, au point de par­ler des abs­ten­tion­nistes presque comme de criminels ?

Deux rai­sons.

La pre­mière est l’i­dée lar­ge­ment répé­tée que “les élec­teurs Front natio­nal, ils vont voter, eux”. Cette idée s’est lar­ge­ment répan­due après le 21 avril 2002, où effec­ti­ve­ment il semble que les élec­teurs FN se soient moins abs­te­nus que le reste de la popu­la­tion. Mais le vrai phé­no­mène remar­quable de cette élec­tion, c’est que Jean-Marie Le Pen avait dans les der­niers jours siphon­né qua­si­ment la moi­tié des voix accor­dées par les son­dages à Bru­no Mégret. En fait, dans la der­nière semaine, les son­dages avaient noté une remon­tée du borgne et une baisse du blan­chi, les der­niers son­dages les met­tant à moins d’un point d’é­cart — un écart infé­rieur à la marge d’er­reur à 95 %.

Ceux qui hési­taient à voter FN se sont sans doute dit qu’il y avait une chance de voir un truc inté­res­sant et se sont ren­dus aux urnes plus que d’ha­bi­tude. Mais ça n’est pas for­cé­ment le cas de manière géné­rale : l’é­lec­to­rat FN a comme les autres une bonne part d’in­dé­cis, de gens qui ne votent que s’ils sont de bonne humeur ou si le bureau de vote se trouve sur le che­min de la bou­lan­ge­rie. Selon toute logique, si un phé­no­mène ana­logue appa­raît cette année, c’est Mélen­chon qui fera un point de plus que pré­vu et grille­ra Fillon sur le fil : c’est sur ces deux-ci que l’on voit la conver­gence obser­vée en 2002 pour Le Pen et Jospin.

Les der­niers son­dages pour­raient inci­ter les hési­tants de Mélen­chon à se mobi­li­ser comme l’ont fait ceux de Le Pen en 2002. — cap­ture d’é­cran Huf­fing­ton Post

La deuxième est un biais très clas­sique et très connu en sta­tis­tiques : la confu­sion entre cor­ré­la­tion et causalité.

Il est indé­niable que la baisse du taux de par­ti­ci­pa­tion a été accom­pa­gnée d’une hausse des scores du Front natio­nal. Mais cela veut-il dire que ne pas voter favo­rise le FN ? Pas forcément.

Ima­gi­nons que les deux phé­no­mènes soient tota­le­ment indé­pen­dants, c’est-à-dire que le score du Front natio­nal soit exac­te­ment le même quel que soit le taux de par­ti­ci­pa­tion. Peuvent-ils tout de même évo­luer parallèlement ?

Oui, bien sûr. Déjà, par hasard, mais aus­si s’ils répondent tous deux à une même cause.

Ima­gi­nons une seconde que les gens las­sés du bipar­tisme his­to­rique de la cin­quième Répu­blique n’aient plus envie de voter pour les héri­tiers de la FGDS et de l’UNR. Quels choix ont-ils ?

Voter pour des gens qui pla­fon­ne­ront à 3 % — les Che­mi­nade et consorts. Voter pour des gens qui veulent dyna­mi­ter le sys­tème — typi­que­ment le FN. Et ne pas voter du tout.

Cette année Macron et Mélen­chon arrivent à s’of­frir éga­le­ment une éti­quette “hors par­tis”, mais c’est inha­bi­tuel. En revanche, c’est un fait his­to­rique des trente der­nières années : la fatigue du PS et de LR fait mon­ter l’abs­ten­tion­nisme, les can­di­dats à la noix et le Front national.

L’abs­ten­tion­nisme favo­rise-t-il le Front natio­nal ? Non. Les deux phé­no­mènes sont des symp­tômes d’un même mal, le bipar­tisme décon­nec­té. Faire culpa­bi­li­ser les abs­ten­tion­nistes ne va pas réduire la pro­por­tion de gens qui votent FN : les abs­ten­tion­nistes aus­si peuvent le faire.