Traducteur, c’est un métier
|Vous l’avez peut-être remarqué, les avions, c’est mon dada. En outre, parler de lutte anti-incendie, ça occupe mon temps libre en été. Quant à la traduction, c’est mon métier.
Du coup, il y a des fois où l’association des trois me hérisse le poil.
Commençons avec cette légende du Monde. Vous savez ce que je vais vous dire : ça, c’est pas un Canadair. C’est un Tracker, plus précisément Tanker 82 (qui, si je ne m’abuse, a été le premier Tracker à turbines en service au Cal Fire, à Columbia, en 1999).
Vous me direz que, selon certains, “canadair” est devenu un nom commun, au même titre que “frigidaire” ou “poubelle”. Certes, mais dans ce cas, il ne doit pas prendre de majuscule.
Continuons avec cette légende du Figaro. “Avion-citerne” ? Oui, ça existe, c’est une expression courante au Québec. En France, on dit plutôt “bombardier d’eau” — c’est d’ailleurs le terme utilisé dans les rapports officiels. Il me semblait que Le Figaro était plus français que canadien, mais le terme est correct.
Retardateur ? Hum… Certes, un “retardateur” est un “produit qui est destiné à ralentir un phénomène”. Mais dans le cas particulier de la lutte anti-incendie, les pompiers français utilisent exclusivement le terme “retardant”. Choisir “retardateur” n’est pas une faute en soi mais, comme “avion-citerne”, c’est la signature de quelqu’un qui ne parle pas le pompier français et qui est resté fidèlement attaché à son Robert & Collins plutôt que de chercher comment on le dit en vrai.
Mariposa Count ? Là, je bloque. “Count”, c’est l’abréviation de “comté”, une division administrative des États-Unis qui, selon les États, va de la taille d’un canton à celle d’un département. En français, c’est donc “comté de Mariposa”, sans discussion possible.
Revenons enfin au Monde : “Mendocino Complex fire” serait “incendie du Mendocino Complex”. Une telle tournure signifierait qu’il y a un endroit appelé “Mendocino Complex” où se déroule un incendie. Ce n’est pas le cas : il y a un endroit appelé “Mendocino” et il y a là plusieurs incendies formant un complexe. Ce sont donc les incendies du complexe de Mendocino, l’incendie complexe de Mendocino ou le complexe d’incendies de Mendocino, comme vous voulez.
Notons en passant que s’ils ont démarré sur Mendocino, ces feux ont largement dépassé les frontières du comté et, à l’heure où j’écris, ils ont parcouru le comté de Lake et atteint le comté de Colusa. Oui, voilà, imaginez deux incendies, un qui part de Chartres, un qui part de Dreux, et quelques jours plus tard ils forment le “complexe d’Eure-et-Loir”, ils sont arrivés à Boulogne et Orly et ils restent loin d’être contenus.
An air tanker drops retardant while fighting to stop the Ferguson Fire from reaching homes in the Darrah community of unincorporated Mariposa Count., Calif., Wednesday, July 25, 2018.
Pour des Français, une traduction simple et naturelle de cette légende d’Associated Press serait donc un truc du genre : “un bombardier d’eau largue du retardant pour empêcher l’incendie de Ferguson d’atteindre des habitations de la communauté de Darrah, dans le comté californien de Mariposa, le 25 juillet 2018”.
(Oui, j’ai laissé tomber la notion de “unincorporated” : elle est claire pour les Américains mais, pour des Français, elle n’apporte rien et complique inutilement la phrase. Pour les curieux, sachez que les communautés non-incorporées sont des endroits où il y a des habitations rassemblées, qui ont un nom pour les identifier, mais qui ne dépendent d’aucune municipalité et sont donc administrés directement par le comté.)
Je ne le dirai jamais assez : traducteur, c’est un métier. Si ta version française est compréhensible mais que tout le monde va tiquer en l’entendant, ça n’est pas une bonne traduction, aussi correcte soit-elle d’après les dictionnaires.