Thème et version
|Les hasards du web m’ont fait tomber sur cet article d’une boîte de traduction, qui repose sur cette affirmation : un traducteur professionnel ne devrait faire que de la version — traduire d’une langue étrangère vers la sienne. Petit extrait :
La déontologie exige que le traducteur ne traduise que dans sa langue maternelle
Pourquoi ?
Personne ne maîtrise une autre langue comme sa langue maternelle.
Je vous laisse voir le détail de l’explication et revenir ici si vous le souhaitez.
Petite déclaration de conflit d’intérêt : il m’arrive de faire du thème, c’est-à-dire de traduire du français vers une langue étrangère. Dans deux cadres, plus particulièrement : d’une part, CFPA News1 ; d’autre part, les sous-titres d’interviews de photographes pour Fujifilm. Comme ça, c’est dit, vous vous doutez que je vais prêcher pour ma paroisse. Et j’ai la prétention de dire que non, faire aussi du thème n’est pas une atteinte à l’éthique — même si pour être honnête, j’ai hésité au début.
La (fausse) maîtrise de la langue maternelle
Le premier point, c’est que si personne ne maîtrise une autre langue comme sa langue maternelle, il est tout aussi vrai que personne ne maîtrise sa langue maternelle comme une langue étudiée ensuite.
Lorsqu’on apprend instinctivement sa première langue, on acquiert évidemment une maîtrise instinctive très poussée des automatismes, des collocations, de tout ce qui “sonne” bien, sans être limité aux règles.
L’exemple le plus frappant, je pense : l’ordre des adjectifs. “Une petite boulangère blonde et charmante”, tiens, au hasard : tous les Français vont instinctivement mettre les adjectifs dans cet ordre. “Une blonde boulangère charmante et petite” est grammaticalement tout aussi juste et sémantiquement identique2, mais pour l’oreille d’un Français, ça va sonner bizarre. “A small, blond, lovely baker” fonctionne de même : dites “a blond, lovely, small baker” et n’importe quel Américain trouvera que vous parlez étrangement.
Et là, effectivement, on parle de maîtriser des détails de la langue tellement subtils que des gens émigrés depuis des années, vivant et n’utilisant au quotidien que la langue de leur terre d’adoption, peuvent ne pas les avoir saisis.
C’est le gros avantage de faire de la version : le résultat est parfaitement fluide et naturel.
Certes, mais cette médaille a un revers.
Lorsqu’on apprend instinctivement sa première langue, sans s’en rendre compte, on intègre toutes les particularités de la variante locale de ses parents3. Ainsi, on ne maîtrise pas sa langue dans son ensemble, mais une version précise de cette langue, que l’on a tendance à utiliser naturellement sans même s’en rendre compte.
Prenons un exemple :
The old, massive beech table was covered in dirt. He touched it. “Ow, it’s sticky!”
Si on m’avait demandé de traduire ça il y a dix ans, j’aurais probablement écrit un truc du genre :
La table de fayard, ancienne et imposante, était couverte de saleté. Il la toucha. “Oh, elle pègue !”
Si on me le demande aujourd’hui, ça donnerait plutôt :
La table de hêtre, ancienne et imposante, était couverte de saleté. Il la toucha. “Ah, ça colle !”
Oui, ce n’est pas grand-chose. Mais la première version est très précisément localisée : j’ai grandi dans le sud de la région Rhône-Alpes, où les montagnes sont pleines de faillis et où “coller” signifie “fixer solidement avec de la colle” — autant dire qu’on risque pas de l’utiliser pour une table poisseuse. Je savais que hêtraie et hêtre existaient mais je ne les aurais pas utilisés spontanément, et si j’avais entendu dire que certains ne savaient pas ce que “péguer” voulait dire, bon, voilà, c’étaient des Gones ou des gens du nord qui manquaient de vocabulaire, pas de quoi s’embêter.
Après une décennie à Paris, je suis devenu bien plus conscient des régionalismes et, surtout, bien plus apte à produire naturellement un français “standard” — ou à utiliser sciemment les tournures locales lorsque c’est approprié.
Or, ce genre de choses, c’est précisément ce à quoi l’on est formé lorsqu’on étudie sérieusement une langue étrangère : on apprend plein de variantes dialectales pour pouvoir les replacer en fonction du contexte, de l’interlocuteur, etc.
Ramp ou apron ?
Dans ce genre de situation, un traducteur travaillant vers une langue étrangère peut en fait avoir un avantage sur celui travaillant vers sa propre langue. Laissez-moi prendre un exemple très concret tiré de mon expérience récente : dans CFPA News, il arrive qu’on utilise du vocabulaire aéronautique spécialisé. Et on écrit pour un public américain — je vous rappelle que le C de CFPA, c’est “California”. Mais l’équipe étant largement française, une part des articles sont d’abord rédigés en français.
Imaginez une seconde que le texte français dise :
Le groupe Coulson a amené son Boeing 737–300 Fireliner, l’appareil le plus récent du parking de McClellan.
Prenons un traducteur anglais. N’étant pas né de la dernière pluie, même sans être spécialisé dans ce domaine, il sait qu’en aéronautique, “parking” ne se traduit pas par “car park”. Il cherche donc. Son dictionnaire français-anglais aéronautique, la réglementation sur laquelle il va tomber, le pilote de l’aéro-club de Lydd qu’il aura appelé, tout va lui dire : “apron”. Il va donc écrire un truc du genre :
The Coulson Group brought their Boeing 737–300 Fireliner, the newest aircraft on the McClellan apron.
Mais si vous dites “apron” à un Américain, il va vous regarder avec les yeux ronds, en se disant soit que vous êtes vraiment pas d’ici, soit que vous êtes un putain de snob à utiliser les mots sophistiqués de la FAA au lieu des trucs que tout le monde dit.
Aux États-Unis (et dans une moindre mesure au Canada), l’endroit où on gare les avions le temps de les remplir, ça s’appelle “ramp”. Ça ne se trouve dans aucun texte officiel, mais c’est la réalité locale.
Ce genre d’usage local, un locuteur natif, “instinctif”, ne le connaît pas forcément s’il ne vient pas de la même région. Et s’il le connaît, il peut ne pas y penser au moment où il traduit — et avec les délais accordés par les clients de nos jours, ne pas y penser à ce moment-là, c’est très probablement le laisser pour la version finale. Il peut donc aisément utiliser un particularisme local dans une publication générale où, à l’inverse, employer un terme standard dans un contexte où il vaut mieux adopter la version régionale.
Quelqu’un pour qui c’est une langue étrangère, en revanche, a appris plusieurs mots, avec pour chacun leur contexte régional, culturel ou professionnel. Et il va constamment se demander lequel est le meilleur, justement parce que pour lui, aucun n’est parfaitement instinctif.
Le fond et la forme
Ajoutons un autre truc : avant d’exprimer, il faut comprendre. Et c’est peut-être contre-intuitif, mais parfois, il est plus simple d’exprimer ce qu’on a compris que de vraiment comprendre ce qu’on a lu ou entendu.
Dans un domaine technique, avec des gens passionnés suivant le train de leurs pensées, il est souvent difficile de raccrocher les wagons même pour un locuteur natif. Connaître ceux que l’on doit traduire, avoir vu leurs œuvres, assisté à leurs conférences, lu ou entendu leurs interviews, connaître ceux qui gravitent autour et la pensée de leur environnement, est un énorme avantage pour savoir comment interpréter et rendre leur propos. Dans ce cas, c’est généralement le traducteur de la même langue et de la même culture que celui qu’il traduit qui sera le plus à même d’éviter de déformer, d’édulcorer, de trahir ce qu’il dit.
C’est un problème de fond et de forme, en fait. Le principal argument contre le thème, c’est que l’on aura du mal à rendre parfaitement naturel le texte cible. C’est un argument de forme : le lecteur risque de savoir que c’est traduit par un étranger ou de trouver certaines locutions bizarres.
Mais il y a des cas où le souci premier doit être le fond : s’assurer que l’on comprend une source qui parle technique, saute du coq à l’âne, fait des ellipses ou utilise ses propres expressions, en s’appuyant en fait sur une expertise du sujet plutôt que sur des considérations linguistiques.
Il est rare que les traducteurs professionnels commettent des erreurs de sens en s’exprimant. Depuis que je traduis, j’ai rencontré des gens qui m’ont dit “well, I would have said that differently”, mais pour l’instant on ne m’a jamais dit “oh, he meant that? I had understood this”.
Il est en revanche très courant que des non-spécialistes comprennent mal un sujet — il suffit pour s’en convaincre de lire la presse généraliste lorsqu’elle parle d’aéronautique ou de tout autre sujet du genre.
Tout cela pour dire que d’une part, je ne suis pas convaincu que traduire vers sa propre langue soit systématiquement un avantage : le naturel de la production s’accompagne de risques de régionalismes ou de particularismes certes mineurs, mais souvent sous-estimés. Et d’autre part, si vous avez un traducteur étranger qui maîtrise son sujet, c’est souvent préférable à un traducteur local qui n’en a qu’une vague connaissance.
- Oui oui, le numéro de juin 2018 arrive, rassurez-vous…
- On peut voir une légère nuance dans le choix du premier adjectif, plus mis en valeur que les autres, mais là, je fais plaisir aux mouches qui aiment ça.
- Ou des variantes locales de ses parents, si on est l’enfant d’un Marseillais et d’une Ch’ti par exemple.