Jonathan
|de Cosey, depuis 1975, ****
Au début des années 1970, Bernard était un jeune Suisse typique. Il passait son temps libre dans les montagnes, avec sa 250 cm³ ou ses skis, et bouquinait tout et n’importe quoi, des essais de Jung aux traductions de textes sacrés hindous en passant par les BD belges, avec son pote Jonathan – un échalas à la tignasse brune et aux yeux bleus, aussi dingue que lui de paysages enneigés, de lectures inclassables et de musiques diverses, fils naturel de Jim Morrisson et de Dean Moriarty.
Puis, Jonathan est parti au Népal, et rapidement Bernard n’a plus eu de nouvelles. Il sut que son ami avait été retrouvé amnésique, puis s’était évadé de l’hôpital où il était soigné. Un nouveau long silence plus tard, Bernard a commencé à recevoir des lettres, des carnets, remplis des notes que Jonathan avait prises au fil du temps, en essayant de reconstituer le chemin que sa mémoire avait oublié.
Entre temps, Bernard avait rencontré Derib et était devenu dessinateur de bandes dessinées, sous le nom de Cosey. Il a donc commencé à mettre en images les histoires que Jonathan lui écrivait, complétant les zones d’ombres ou glorifiant une anecdote çà et là. Il fit ainsi de son ami un vrai héros de bande dessinée, dont les aventures allaient ravir les lecteurs pendant près de cinquante ans.
Enfin ça, c’est ce que raconte Cosey, de l’avant-propos de Souviens-toi, Jonathan à la dernière case de La piste de Yéshé. On peut aussi penser que Jonathan est son double virtuel, la projection des aventures que Cosey rêve pour lui-même. Ou bien son ami imaginaire, auquel il parle en son for intérieur.
Et peu importe, au fond, que Jonathan existe ou non. Ce qui compte, c’est ce qu’il nous dit.
Si, au début, Cosey fait un peu de Jonathan un vrai héros du Journal de Tintin, toujours prompt à l’action, sa vraie personnalité ressort vite : Jonathan est plutôt un contemplatif. Il ne cherche ni la richesse ni la gloire. Il visite, découvre, écoute les gens. Au gré de ses envies et, plus souvent, au hasard des invitations, il va d’un lieu à l’autre et d’une rencontre à la suivante. Il rôde longtemps entre le Népal et le haut-plateau tibétain, passe occasionnellement au Ladakh et au Cachemire, descend jusqu’à la mer d’Andaman et, une fois, se rend même aux États-Unis pour retrouver une amie rencontrée à Srinagar…
Il n’a pas de voie déterminée, sinon de suivre ses envies, filant des coups de main en échange d’une paillasse pour la nuit, d’un repas chaud ou juste d’une discussion intéressante. De temps en temps, une rencontre plus marquante modifie sa trajectoire : une gamine qui vole un bijou, un moine qui lui laisse une relique du dalaï-lama, un vieil ami perdu à remettre sur la route, une militaire chinoise passionnée de poésie, ou même un mainate qui chante un vieux standard du jazz américain… Jonathan n’a pas de destination, mais il savoure son voyage en s’intéressant aux gens, à leurs cultures, à leurs histoires, et parfois même en s’impliquant dans leurs aventures.
Jonathan est une série paradoxale. D’un côté, elle est profondément politique, ancrée dans la colonisation du Tibet par la Chine. Elle dénonce les totalitarismes, les excès du néolibéralisme occidental, et répète en boucle que le moindre gosse d’une zone disputée entre Inde et Chine mérite autant votre attention qu’un président de la République français ou un homme d’affaires américain.
Et de l’autre, elle réfute toute vision politique de bien et de mal, met en lumière les petites dissidences cachées jusqu’au sein des armées d’occupation, respecte les démunis jusqu’aux gros bourges new-yorkais. Son vrai parti, c’est la bienveillance et la curiosité.
L’autre paradoxe, c’est que Jonathan vieillit, en même temps que le graphisme et la narration s’affirment. Comme son auteur, il est en pleine vingtaine lorsqu’il part chercher ses souvenirs perdus. Il a une quarantaine d’années, des pattes d’oie aux coins des yeux et un caractère plus posé lorsqu’il retrouve Kate. Et aujourd’hui, il a une bonne cinquantaine, les joues creusées, des rides au front, et la nostalgie des amis laissés en Suisse.
Mais, contrairement à son camarade trappeur marié et installé, Jonathan ne vieillit pas : il reste cet éternel célibataire qui souffre de démangeaisons dans les jambes dès qu’il reste plus de quelques mois au même endroit. Il continue à regarder les nuages et à écouter les gens qu’il croise avec la même passion, il se pose toujours les mêmes questions métaphysiques et se lance encore sur des pistes improbables par curiosité et envie d’aider quelqu’un. Être un vrai humain dont l’enveloppe vieillit et que gagne la mélancolie, ou être un vrai héros de BD figé dans une éternelle jeunesse ? Jonathan n’a pas choisi.
Quarante-six ans séparent les premières planches1 de l’album qui vient de paraître. Naturellement, des choses ont changé sur cette période. Je ne parle pas (que) de la chute de l’empire soviétique, de la dépendance accrue des Occidentaux vis-à-vis de la Chine et de leur soudaine complaisance à l’égard de l’invasion du Tibet, du changement de nom et de l’évolution de la Birmanie/du Myanmar, ni autres joyeusetés présentes en filigrane au fil des albums.
Je parle surtout du style de Cosey. Il s’est affirmé, il a gardé son goût de l’expérimentation (des planches mêlant cases et mandalas des années 1970 aux gribouillis dessinés par Jonathan lui-même des années 2020), mais il a gagné en compétence. Les proportions sont plus homogènes, les paysages sont plus subtils, les perspectives sont plus élégantes. Il a, surtout, changé plusieurs fois de palette de couleurs, au fur et à mesure qu’il découvrait de ses yeux les endroits où il envoyait Jonathan.
Il a surtout oscillé entre des techniques différentes : des grandes cases épurées à la Corto Maltese, des planches détaillées et construites au millimètre, des vignettes jetées sur une page à la Derib, une narration classique, un journal illustré, des phylactères en capitales ou en minuscules… Enchaîner les Jonathan, c’est aussi voir défiler la carrière d’un auteur qui a fait plein d’autres choses, mais qui a toujours fini par revenir à son anti-héros favori, armé de ce qu’il venait de développer lors d’un voyage italien ou en cherchant Peter Pan.
Ainsi, derrière la constance de son fond bienveillant et contemplatif agrémenté de brèves séquences d’action, Jonathan est une série qui se renouvelle constamment, dans la forme et dans le fond. Elle change de rythme, de narration, d’esthétique, de musique même, tout en restant troublantement fidèle à elle-même. Un bon moyen, sans doute, de renouveler régulièrement le plaisir de ceux qui ont grandi avec Jonathan…