Bavarini s’est tu
|Nous sommes en 2000. C’est l’été, je passe les vacances chez mes parents. Il fait beau, je suis sorti promener, ou pédaler, ou nager, peut-être. Ça fait presque 22 ans, je me souviens pas des moindres détails. Bref, je rentre en fin d’après-midi, je retire mes sandales et me dirige vers le canapé. J’entends vaguement que mon père est au téléphone, lancé en pleine conversation sur Dylan ou Le Forestier, je sais plus, ma mémoire, 22 ans, tout ça.
À un moment, je sais plus quel bruit je fais, et j’entends mon père :
Ah, attendez, je crois qu’il est rentré. Franck ? C’est pour toi ! Je vous le passe, bonne soirée !
Ah tiens, vu comme ça causait je m’y attendais pas. Je prends le combiné, et j’entends une voix de ténor qui me dit :
Philippe Ballarini, bonjour ! C’est bien le niglo de la Drôme ?
C’était donc la première fois que j’entendais la voix du maître d’Aérostories, avec qui j’échangeais par forums interposés depuis un an (les plus anciens se souviennent du “motel de la Bouse”, un forum d’alors où nous nous étions coltiné un petit troupeau d’indépendantistes alsaciens à tendance nostalgique du 3e Reich). Il avait pour projet de créer son propre forum, où il aurait le contrôle de la motocrotte pour ne plus être embêté par les abrutis sus-cités, et vu que je venais d’avoir un DUT informatique, il pensait que je pourrais être utile. Une consultation du 3611 lui avait appris qu’il n’y avait qu’un Mée dans le département1, et il avait tenté l’appel plutôt que le mail.
Alors que je lui dis que c’est un coup de bol que je sois rentré à ce moment-là, il me répond qu’en fait, vu que j’avais évoqué le fait que mon père jouait du banjo, il avait commencé à discuter musique par politesse, et puis que de fil en aiguille j’étais revenu avant qu’ils finissent.
Là, mes yeux tombent sur le compteur du téléphone.
Ça faisait 44 minutes qu’ils tallaient le bout de gras.
Une petite heure plus tard, quelqu’un (je ne sais plus si c’est chez lui ou chez moi) sonne l’heure de la nourriture et nous raccrochons enfin, satisfaits d’avoir dépensé le PIB de l’Érythrée en un coup de fil2.
J’explique de qui il s’agit et comment on s’est croisé, et un de mes parents sort : “Presque une heure chacun pour un premier contact, c’est pas Ballarini, c’est Bavarini qu’il fallait l’appeler !”
Par la suite, j’ai fait plusieurs stages à Ninon, traversant la France en AX puis en train. Philippe aimait bien donner des surnoms, et le soir où je lui ai dit que mes parents l’appelaient Bavarini, il s’est payé un bon fou rire et on a discuté jusqu’à 3 heures. Il m’appelait de temps en temps, sans jamais savoir s’il tomberait sur moi ou sur mon père, avec qui il faisait parfois des échanges du type “Trois Leonard Cohen contre deux Frederik Mey”.
On s’est aussi croisé à Toulouse, sur un salon à l’organisation hum, disons “intéressante”, où sa capacité à tourner les idioties des uns et des autres en dérision a beaucoup fait pour détendre l’ambiance. Ça, et le cubi de Graves qu’il a sorti pendant le repas, devant les organisateurs médusés.
Je l’avais revu quelques fois depuis mon arrivée en Charente, et mes parents ont profité d’une visite pour passer le voir — une invitation lancée longtemps avant, mais difficile à organiser entre la patte folle de l’un et la bouteille d’oxygène de l’autre. J’ai ouï dire que les hommes avaient papoté jusqu’à une heure à laquelle les retraités sont censés être couchés depuis longtemps.
Mais ces dernières années, la voix de jeune homme, qu’il cultivait encore à la soixantaine, s’est faite fluette. Les siestes sont devenues plus longues, les conversations plus courtes. Philippe se battait, remontait la pente comme à chaque accident, mais chaque fois un peu moins haut. À 600 bornes l’un de l’autre, chacun me demandant des nouvelles de l’autre à l’occasion, mon père et lui affrontaient chacun sa maladie.
Et puis, trois semaines après mon père, Bavarini s’est tu.
Vous me croirez si je vous dis qu’il y a des silences qui font mal aux oreilles.